Conforté par les expériences diverses relatées dans cet ouvrage, je conseille instamment et avec insistance, d'éviter le monisme méthodologique pour faire avancer la science sociale au Congo et créer un esprit scientifique propre aux Congolais. Je note qu'il existe trois types de méthode scientifique comme mode de constitution et de validation des connaissances.[1]

Il y a d'abord la déduction, que j'assimile au courant de pensée théologico-métaphysique et qui opère par syllogisme, en partant de la cause aux effets, du principe aux conséquences, du général au particulier. On l'assimile souvent au sophisme qui consiste en un raisonnement en apparence logique, mais conçu délibérément pour tromper ou faire illusion ou manipuler les consciences. Bien que l'on ne puisse pas pouvoir vérifier par les faits que les théories émises par cette méthode, cela ne signifie nullement qu'elles sont résolument fausses. Dès lors, la métaphysique comme méthode d'approche s'invite dans toute recherche scientifique qui se fonde toujours sur une conception philosophique certaine.

Il y a ensuite l'induction, méthode considérée comme scientifique par excellence, et qui consiste à partir des observations pour aboutir à établir les lois, les théories qui régissent les faits observés. Ici, la rigueur s'invite fort car les erreurs même bénignes peuvent conduire à des résultats tronqués, mitigés. Cependant, la marge d'erreur reconnue n'autorise pas que l'on considère les résultats obtenus comme vrais définitivement. Ces derniers doivent se prêter à d'incessantes remises en question, bases du progrès scientifique dans tous les domaines de recherche. Cette étape de la vérification des hypothèses émises au départ, sur un fond philosophique généralement (déduction), est fondatrice de la science. Indispensable donc.

Le dernier type de recherche concerne "l'abduction : la découverte faite par hasard ou par curiosité. A l'inverse du truisme 'L'exception confirme la règle', les exceptions détruisent les théories. La capacité à organiser les découvertes fortuites est liée aux personnalités et conduit à une recherche qui prend appui sur la curiosité... elle peut permettre de découvrir des parties du monde inexplorées. C'est la recherche à la Christophe Colomb, la sérendipité - découverte par chance." [2] C'est la découverte par hasard et par sagacité, recette à laquelle on ne s'attendait pas, alors que l'on cherchait parfois autre chose !

En définitive, c'est en associant sans exclusive les trois méthodes qu'on fait avancer la science.

Enfin, il faut, pour les pays Africains, assigner l'optique utilitariste aux recherches dans tous les domaines. Face aux multiples défis qui gangrènent nos sociétés, la science doit servir à quelque chose, notamment à éclairer les actions visant à affronter ces défis. On n'a pas droit au luxe que peuvent se permettre les autres en la matière.



[1] Me lire dans Sociologie et Sociologues africains... op. cit. ; Notes de Cours de Méthodes de recherche en sciences sociales, G2 SPA, FSSAP/UNIKIN et dans L'émergence par la science. Pour une recherche scientifique citoyenne au Congo-Kinshasa, L'Harmattan, Paris, 2017.

[2] Didier Raoult, Recherche, Le trio gagnant, in Le Point, n° 2320 du 23 février 2017, p. 10.

PROPOS SUR "TERRAIN ET EXIGENCES METHODOLOGIQUES"[1]

Par Pr Emile BONGELI Yeikelo ya Ato

Université de Kinshasa

 

 

Mes jeunes collègues, Philémon Mwamba et Héritier Mambi m'ont fait l'honneur de me convier à cet exercice à la fois exaltant et délicat du baptême d'un ouvrage collectif qu’ils ont coordonné, portant sur un sujet tout aussi cardinal que glissant, en l'occurrence la méthodologie des recherches dans les sciences sociales.

La question-problème de méthodologie constitue la question cardinale de toute discipline qui se veut scientifique. Elle se pose de manière plus particulièrement pertinente dans les sciences qui traitent des matières complexes à l'instar des matières sociales qui, bien qu'ayant une existence réelle, ne se prêtent pas facilement à l'analyse scientifique. En effet, la matière sociale est sujette, au sein de la société, à plusieurs types d'interprétations spontanées au sein de la société, mêlant l'objectivité à la subjectivité, le vécu aux mythes, transformant parfois des mythes en certitudes imaginaires mais vécues telles quelles.

C'est pourquoi, ici aussi et surtout, la rigueur méthodologique s'invite, avec des exigences à la fois générales et particulières. C'est ce que démontre la lecture de ce livre collectif dont chacun des auteurs livre sa propre expérience pratique dans son contact avec son terrain de recherche, dans la confrontation dialectique entre les principes généraux de méthodologie scientifique appris à l'école comme dans les lectures et les exigences particulières imposées par la nature du sujet et le terrain d'enquête, entre l'objectivité inaltérable des faits étudiés et la subjectivité inévitable du chercheur, etc.

Souvent, les chercheurs des sciences sociales, comme l'a relevé un des auteurs, parlent mécaniquement de leurs problèmes méthodologiques, en s'efforçant à un respect scrupuleux de l'orthodoxie méthodologique classique. Rarement, ils évoquent les problèmes réels d'approche qu'ils rencontrent sur le terrain, à part l'évocation de quelques difficultés matérielles. Même quand ils se trouvent contraints d'opérer de fécondes violations des règles méthodologiques classiques, ils prennent soin de ne pas l'évoquer par crainte de contestations éventuelles. Même dans l'évaluation des travaux scientifiques des étudiants ou des collaborateurs, il est des évaluateurs qui s'attardent souvent sur des questions méthodologiques de détail, prêts à contester la validité des résultats même pertinents au nom de la rigueur méthodologique mécaniquement conçus.

Or, nous chercheurs congolais avons le devoir de créer nos propres courants méthodologiques à partir des synthèses élaborées sur base de nos expériences de terrain aux fins de nous affranchir des procédés méthodologiques dominants, élaborés à partir des expériences des recherches menées ailleurs par des homologues imbus d’idéologies de leurs milieux sociaux respectifs (cas du célèbre O. de SARDAN). Cette quête que j'ai toujours souhaitée de tous mes vœux se trouve aujourd'hui confortée par la lecture de ce petit-gros ouvrage[2] qui, bien que modeste, va marquer un pas important dans la constitution des pratiques africaines des sciences sociales. Car, comme le souligne mon Maître Mwabila, s'il est absurde de parler aujourd'hui de science française, américaine, belge... ou africaine, tant la SCIENCE est devenue patrimoine de l'humanité, on ne peut nier le fait que chaque communauté humaine a son propre esprit scientifique, sa propre pratique scientifique, ses propres paradigmes, sa propre conception utilitariste de la science.

Pour cela, les auteurs méritent félicitations et encouragement, encouragement surtout pour cette nouveauté fécondante de travail en équipe, bien qu'encore embryonnaire (je vous dirai pourquoi dans la suite). Aussi, surtout pour avoir intégré dans cette œuvre commune un psychopédagogue dont je salue la présence ici, parce qu'issu d'une faculté où j'ai fourbi mes premières armes de chercheur et dont je connais la propension à se cloîtrer dans le quantitativisme, écartant toute forme d'interdisciplinarité fécondante.

Une note spéciale aussi pour le thème choisi, en l'occurrence la méthodologie de la recherche en sciences sociales. Comme on le sait, le monde social est infesté de toutes sortes de certitudes réelles ou imaginaires, concrètes ou illusoires, perçues comme vérités absolues, acceptées comme telles et non susceptibles de remise en question. Même les chercheurs eux-mêmes, en tant que membres de ce monde social, en leur qualité de sujets-acteurs actifs ou passifs, ne sont pas à l'abri de ces vraies/fausses certitudes moulées en idéologies qui imprègnent leurs actions, y compris leurs pratiques scientifiques.

Cependant, en matière d’écart entre connaissance savante et connaissance vulgaire, il faut éviter de tomber dans le scientisme en ne reconnaissant aucune valeur à la connaissance dite spontanée qui ne serait que pleine d’illusions et en conférant une valeur de vérité absolue à la connaissance scientifique qui ne contiendrait que des exactitudes. Car, les lignes de démarcation entre ces deux formes de connaissances entrelacées, l’ordinaire et la savante, sont « inévitablement floues ». En effet, tout en admettant la spécificité de la connaissance scientifique construite à partir d’une méthodologie élaborée et réfléchie, il n’est pas exclu que cette connaissance savante présente des éléments de continuité avec les connaissances produites dans la vie ordinaire. De même, il faut signaler qu’une connaissance prétendument savante, lorsqu’elle est élaborée à partir des prémisses tronquées, peut se révéler moins fiable qu’une connaissance spontanée construite à partir d’expériences séculaires.

C’est pourquoi l’on exige du chercheur autant de la rigueur que de la perméabilité intellectuelle, disposition d’esprit qui lui permet de prendre en compte le point de vue de l’acteur social qui fait l’objet de l’enquête. En tout état de cause, il faut éviter de verser dans la suffisance intellectuelle. Un chercheur qui refuserait de prendre en compte les connaissances, même illusoires, de ses sujets d’enquête pourrait courir le risque de perdre des éléments importants susceptibles de l’aider dans sa quête d’explications de la réalité qu’il veut cerner dans sa totalité.

Le recours à des procédés intellectuels (méthodes) et des instruments appropriés (techniques) s'invite ainsi dans toute recherche qui se veut scientifique aux fins d'en infléchir les résultats dans le sens de la vérité des faits, au détriment d'une ligne simplement subjective charriant toutes les illusions idéologiques. En d'autres termes, les connaissances sociales dites vulgaires (elles sont légions dans tous les sens et tous les domaines) se distinguent des connaissances scientifiques par leurs modes de constitution. Les premières sont dites spontanées, car elles sont constituées sur base de l'a priori idéologique propre à toutes les communautés humaines. Tout en étant pas résolument fausses, elles méritent cependant d'être soumises à des rudes vérifications exigées par la science pour être validées et mériter le qualificatif prestigieux-prétentieux de scientifique.

Voilà pourquoi je continue à estimer que la façon de savoir vaut mieux que ce que l'on sait, tant il est vrai que la science évolue elle-même constamment sur base des contestations des savoirs acquis. La connaissance vraie et utile se trouverait donc, dès lors, du côté de ceux qui, sans cesse, s’emploient à sa recherche plutôt que du côté de ceux qui croient l’avoir trouvée une fois pour toute, alors qu'elle change à tout instant en fonction des temps et des lieux. Pour paraphraser le proverbe chinois du poisson, je dirai : si tu me transmets les connaissances actuelles, j'aurai momentanément éloigné l’ignorance. Mais si tu m'apprends à chercher, je ne serai plus jamais ignorant.

Aussi, la pratique de la recherche scientifique s’apprend. Outre l’acquisition des connaissances méthodologiques éprouvées, il y a des dispositions d’esprit indispensables pour qu’un chercheur soit performant dont, notamment l’esprit critique systématique, la logique, la rationalité, la systématique, la tolérance et la persévérance. Ces qualités ne sont pas innées. Elles s’acquièrent par un effort d’apprentissage, car l’homme a un penchant naturel pour la facilité, la paresse mentale, la croyance, la superstition fétichiste, l’égocentrisme…

C'est à cet exercice que se sont livrés mes brillants jeunes collègues, chacun avec son sujet portant sur divers aspects de l'activité sociale, allant des modèles de réussite sociale en milieu kinois à la prise en compte du genre dans la féminisation de la fonction policière autrefois exclusivement masculine, en passant par le système éducatif, la sur-ethnisation identitaire (marginalisation positive et négative des Kasaïens), le partenariat-public-privé dans la gouvernance des entreprises publiques et l'hybridation des pouvoirs politiques traditionnel et moderne en RDC.

Chacun ayant, en apparence, rédigé sa contribution en solitaire, il n'est pas surprenant de les voir aboutir tous aux mêmes constats et observations, à savoir que « toute méthodologie théorisée reste purement indicative, chaque chercheur ayant ses propres gadgets méthodologiques et chaque recherche ses particularités nécessitant des modes d’approche appropriés, tout cela en raison de la totalité sociale environnante, de la personnalité propre au sujet-pensant, des singularités de l’objet d’étude, des buts poursuivis, des attentes sociales des demandeurs, des moyens disponibles ».[3]

Les contributeurs à cet ouvrage viennent de l’établir. On peut tirer de leurs écrits les points communs suivants :

Choix du sujet et objectifs d'étude

Le choix du problème reste une affaire du seul chercheur qui retient seul un fait parmi les multiples faits existants observés, bien sûr en fonction de son équation personnelle. Les objectifs, il les fixe en fonction de lui-même, de ses propres angoisses existentielles, elles-mêmes liées aux défis que pose son environnement et qui frappent son imagination. Les motivations peuvent en être multiples : curiosité (souci d'exploration), nécessité de répondre à une question sociale existentielle, contestation des idées reçues, étude commandée...

Le Comité d'encadrement devrait laisser chercheur libre d'opérer subjectivement son choix du sujet et l'aider à opérationnaliser sa problématique, plutôt que de lui imposer des sujets selon le bon vouloir des maîtres. Un des auteurs relate comment un de ses maîtres trouvait son sujet non pertinent avant de changer d'avis positivement face à l'entêtement du chercheur. Un autre révèle avoir by-passer ses maîtres en allant se ressourcer abondamment auprès des spécialistes d'autres domaines. Moi-même, pour avoir manqué de circonspection, avais été confondu quand, voulant imposer à un des auteurs une orientation de son sujet de thèse, ce dernier fit montre d'une insoumission qui s'était révélée étonnamment féconde.

Un sujet n'est mieux traité que lorsqu'il émane du sujet-pensant lui-même qui, face à une multitude des faits sociaux qui émaillent la vie sociale, opère, de manière tout à fait arbitraire, un choix de ce qui lui fait problème. Étant un exemplaire unique en son genre en tant qu'individu humain, son intelligence ne pourra mieux se déployer que pour une problématique générée à partir de ses propres tripes, de ses propres entrailles, de son for intérieur. Le rôle du Maître ne doit pas consister à se comporter en Magister qui dit, mais en encadreur qui entoure le disciple avec le dessein d'embellir, de formaliser, de consolider, de fortifier la problématique posée par ce dernier.

Littérature antérieure sur le sujet

Il est fait ici allusion aux lectures des études déjà réalisées sur le sujet retenu, afin que le chercheur se rende compte de ce qu'en ont dit les autres avant lui. Cela l’aide à projeter ce que sa problématique nouvelle pourrait apporter afin d'en savoir plus et mieux sur la question. Ces lectures devraient s'effectuer sous une optique résolument critique, sans quoi on va sombrer dans les redites et rééditions des choses déjà dites et mille fois redites. Pourtant, on ne fait pas avancer la science sans remise en question des connaissances antérieures et présentement dominantes.

 

 

 

Théories de référence

 

C'est à partir de ces lectures que des théories explicatives en termes d'hypothèses seront avancées pour guider les pas du processus de recherche. Ces théories seront confirmées ou infirmées après analyse des faits sur le terrain. A ce stade, on a vu chacun des contributeurs se livrer à un travail ardu de théorisation, notamment en vue d'adapter certaines théories à des contextes particuliers, à des situations inédites.

Il s'impose ici la nécessité de l'esprit critique. En effet, toutes les théories existantes ont été, chacune, produites dans des circonstances spécifiques des temps et des lieux. Elles comportent, en conséquence, d'inévitables stigmates de subjectivité, très loin des prétendues neutralités impensables en sciences sociales. Le très célébré dans notre Faculté Olivier de Sardan, par exemple, se révèle théoricien des fatales coopérations opérant, sous des formes diverses dans les pays africains, avec des ONG dont le massif déploiement et les cures nocives ne font qu'aggraver les misères qu'elles sont censées combattre.[4]

 

Choix des méthodes et techniques

Les méthodes ont trait aux opérations intellectuelles conceptuelles qui permettent de conceptualiser le problème en vue de conduire, en l'éclairant, le procès de connaissance. C'est la partie la plus cruciale, relative à l'épistémologie comme mode de constitution des connaissances. Après avoir opéré un choix subjectif, c'est la méthode qui permet de mieux cerner le sujet en bridant relativement l’opération de production des connaissances recherchées.

Les techniques sont des outils servant à récolter les données de terrain. Leur usage ne peut se faire dans la neutralité car il faut s'adapter aux dures et parfois éprouvantes réalités de terrain.

Réalités de terrain

Le terrain, c'est le site d'enquête où doivent se vérifier les hypothèses, où les théories doivent être confrontées aux réalités des pratiques  sociales. C'est le ventre dur de la recherche, ce ventre en apparence mou mais qui digère les aliments consommés, les transforme en matières utiles (sang, vitamines, énergie...) qui maintiennent le corps en vie.

C'est ici sur terrain que l'on voit l'imagination du chercheur éclore. Le terrain est tout sauf un lieu neutre où tout est mécaniquement réglable à l’avance. Le terrain a sa dynamique propre qui interdit la moindre indifférence dans le chef du chercheur. Il impose au contraire des conditions parfois inédites et imprévues auxquelles le chercheur doit s'adapter au risque de passer à côté de l'essentiel des données recherchées.

L’usage des techniques choisies ne ressemble en rien à une opération neutre réalisable avec la plus grande aisance. Ici en sciences sociales, il ne s’agit pas d’un simple prélèvement d’échantillons des matières inertes destinés à être analysés dans des laboratoires sans âme de chimie ou de physique. Il s'agit ici des hommes, êtres vivants animés et pensants, avec des comportements stratégiques pouvant varier selon leurs perceptions mouvantes des enjeux en présence.

En conséquence, le maniement des techniques de récoltes des données de terrain relève de l’art. Le chercheur peut en user ou en abuser, les manipuler dans tous les sens, contraint qu'il est de s'adapter à des situations inattendues. Il peut être amené à changer lui-même de posture, à violer des règles éthiques, à recourir à des pratiques peu éthiques, à acheter la confiance… lorsque tous ces vices s'imposent comme moyens indispensables pour aboutir à des fins utiles.

Nos jeunes savants ont, chacun en ce qui le concerne, expérimenté la contrainte à la fois au conformisme et à l'anticonformisme, ce qu'ils ont pudiquement appelé exigences méthodologiques du TERRAIN, où s'effectue un parcours indéfini allant du choix d'un sujet de recherche jusqu'aux résultats escomptés.

Tous ont eu à se heurter à ce genre d'obstacles générés, notamment, par "la susceptibilité des enquêtés", leur "illettrisme", leur "méfiance" ou leur "indisponibilité", les défis posés par le caractère de monde clos du terrain choisi, les antécédents fâcheux dus aux rivalités politiciennes des personnalités enquêtées, la dichotomie entre le mode de gestion coutumière et le pouvoir moderne, des paradoxes des multinationales et ONG qui ne développent pas le pays, etc. On peut relever quelques cas : un Kinois s'est fait villageois pour mieux appréhender les structures du pouvoir traditionnel de sa chefferie d’origine (où, entre autres, il apprendra, sans l'avoir voulu, l'art de gérer un foyer polygamique) ; un autre chercheur changeait opportunément des postures pour être pris en considération ou s'effacer devant les enquêtés ;  un autre qui s'est fait éconduire par son Mulopwe quand ce dernier découvre qu'il avait déjà contacté ses irréductibles adversaires, faisant ainsi les frais des rivalités politiciennes qui ne l'impliquaient guère ; un autre a eu à esquiver les envies des collègues moins instruits que lui...

Pour pénétrer ces mondes imprévisibles, chacun des auteurs a eu à peaufiner des "stratégies de contournement face à la dynamique contextuelle", à procéder la "négociation et renégociation de l'identité de chercheur" en violant de manière féconde les règles déontologiques qui "imposent au chercheur la modestie, la sobriété, la non adoption d'une posture d'autorité", à s'appuyer "sur des proverbes africains comme techniques de collecte des données", à mêler le quantitatif au qualitatif, à utiliser pour chaque moment le type d'entretien jugé opportun, à résoudre à chaque moment "l'épineuse équation de l'engagement et de distanciation, de l'intériorité et de l'extériorité, pour tout dire, de la subjectivité et de l'objectivité".

Comme on le voit, il fallait, pour chacun des auteurs, du tact pour faire utiliser avec prudence, sagesse et délicatesse les techniques (documentation, questionnaire, entretien, observation…) dont il fallait, également, relativiser la portée, car ces outils de récolte des données offrent matières brutes qu’il sied au chercheur de tamiser, de mouler dans des matrices intellectuelles pour en sortir des connaissances raffinées.

Avis et Observations

Il s’agit d’un travail pionnier et précurseur d’une école congolaise des Sciences sociales, avec ses propres paradigmes, ses méthodes et techniques appropriées. Il faut donc poursuivre cette initiative innovante.

J'ai constaté que les auteurs qui sont tous de la même génération travaillent chacun en vase clos. Ils ne se consultent pas, pas plus qu'ils ne se réfèrent à leurs aînés qu'en vue de leurs diplômes postuniversitaires D'où l'absence d’influences réciproques, non recours aux références locales, recours massif aux auteurs occidentaux qui travaillent sur des paradigmes liés à leurs propres angoisses existentielles qui diffèrent fondamentalement des nôtres.

On ne nous prendra en considération ailleurs que si nous nous valorisons nous-mêmes en valorisant les travaux des auteurs locaux et en réaffirmant clairement l'option pour des recherches engagées dans la résolution des défis locaux spécifiques à nos communautés.

Pour conclure mon propos

Conforté par les expériences diverses relatées dans cet ouvrage, je conseille instamment et avec insistance, d'éviter le monisme méthodologique pour faire avancer la science sociale au Congo et créer un esprit scientifique propre aux Congolais. Je note qu'il existe trois types de méthode scientifique comme mode de constitution et de validation des connaissances.[5]

Il y a d'abord la déduction, que j'assimile au courant de pensée théologico-métaphysique et qui opère par syllogisme, en partant de la cause aux effets, du principe aux conséquences, du général au particulier. On l'assimile souvent au sophisme qui consiste en un raisonnement en apparence logique, mais conçu délibérément pour tromper ou faire illusion ou manipuler les consciences. Bien que l'on ne puisse pas pouvoir vérifier par les faits que les théories émises par cette méthode, cela ne signifie nullement qu'elles sont résolument fausses. Dès lors, la métaphysique comme méthode d'approche s'invite dans toute recherche scientifique qui se fonde toujours sur une conception philosophique certaine.

Il y a ensuite l'induction, méthode considérée comme scientifique par excellence, et qui consiste à partir des observations pour aboutir à établir les lois, les théories qui régissent les faits observés. Ici, la rigueur s'invite fort car les erreurs même bénignes peuvent conduire à des résultats tronqués, mitigés. Cependant, la marge d'erreur reconnue n'autorise pas que l'on considère les résultats obtenus comme vrais définitivement. Ces derniers doivent se prêter à d'incessantes remises en question, bases du progrès scientifique dans tous les domaines de recherche. Cette étape de la vérification des hypothèses émises au départ, sur un fond philosophique généralement (déduction), est fondatrice de la science. Indispensable donc.

Le dernier type de recherche concerne "l'abduction : la découverte faite par hasard ou par curiosité. A l'inverse du truisme 'L'exception confirme la règle', les exceptions détruisent les théories. La capacité à organiser les découvertes fortuites est liée aux personnalités et conduit à une recherche qui prend appui sur la curiosité... elle peut permettre de découvrir des parties du monde inexplorées. C'est la recherche à la Christophe Colomb, la sérendipité - découverte par chance." [6] C'est la découverte par hasard et par sagacité, recette à laquelle on ne s'attendait pas, alors que l'on cherchait parfois autre chose !

En définitive, c'est en associant sans exclusive les trois méthodes qu'on fait avancer la science.

Enfin, il faut, pour les pays Africains, assigner l'optique utilitariste aux recherches dans tous les domaines. Face aux multiples défis qui gangrènent nos sociétés, la science doit servir à quelque chose, notamment à éclairer les actions visant à affronter ces défis. On n'a pas droit au luxe que peuvent se permettre les autres en la matière.

Nos chercheurs ont bien répondu à ces exigences. Je les en félicite et les invite surtout à poursuivre cette œuvre qui n'en est encore qu'au niveau de balbutiements précurseurs. J'invite les autres à s'associer à cette aventure qui présage l'avènement d'un esprit scientifique congolais, gage de l'émergence de la RDC.

 

 

 

 



[1]  Ph. MWAMBA Mumbunda et H. MAMBI Tunga-Bau (dir), Terrain et exigences méthodologiques, LHarmattan, Paris, 2016.

[2] Petit par rapport au nombre de pages, gros par rapport à la pertinence du contenu.

[3] É. BONGELI Yeikelo ya Ato, Sociologie et Sociologues africains. Pour une recherche sociale citoyenne au Congo-Kinshasa, L'Harmattan, Paris, 2001, p. 40.

[4] Me lire dans L'émergence par la science. Pour une recherche scientifique citoyenne au Congo-Kinshasa, L'Harmattan, pp. 116-117.

[5] Me lire dans Sociologie et Sociologues africains... op. cit. ; Notes de Cours de Méthodes de recherche en sciences sociales, G2 SPA, FSSAP/UNIKIN et dans L'émergence par la science. Pour une recherche scientifique citoyenne au Congo-Kinshasa, L'Harmattan, Paris, 2017.

[6] Didier Raoult, Recherche, Le trio gagnant, in Le Point, n° 2320 du 23 février 2017, p. 10.