PREFACE
Le savoir-être d’Épicure, maintenant et encore
Au regard de la lisibilité, de la pertinence et de la solidité argumentative de l’ouvrage du professeur abbé Louis Mpala Mbabula, je me suis longtemps demandé à quoi servirait une préface, si tant est que cet oripeau discursif que l’on place au frontispice d’un texte est censé le présenter et le recommander. Mais le collègue n’a pas cédé à mes atermoiements, même quand j’ai dû, pour me rebiffer, arguer que je ne suis pas philosophe de formation. « Mon frère, m’a-t-il rétorqué, votre préface est celle de la personne qui comprend le sens d’être des désirs dont parle Épicure. Même si vous n’avez pas un doctorat en philosophie, votre texte sera le bienvenu. Merci pour l’information, qui ne change pas la considération que j’ai pour vous ». Ce mot amical et sincère m’a décidé à écrire ce qui suit, même si je reste convaincu que le texte de mon collègue se recommande lui-même et reste à la portée de tout le monde.
Tout, ou presque, a été dit sur la pandémie de Covid-19 toujours en pleine expansion, malgré quelques mois de rémission, depuis son irruption dans notre quotidien à la fin de l’année 2019. Des inlassables mises en garde du corps médical aux élucubrations oiseuses des spécialistes du dimanche qui écument l’agora médiatique mondiale, en passant par les discours scientifiques et les politiques étatiques de régulation de la société, il n’est pas un seul domaine de la vie publique qui ne se soit prononcé dans l’« affaire ». Dans ce concert de voix dissonantes, aux voies souvent si divergentes, les philosophes se font discrets, presque aphones ou, si l’on veut être honnête, ils ne parviennent pas encore à se faire entendre, à défaut de se faire écouter.
Mais avec l’essai de l’abbé Louis Mpala Mbabula, Apprendre à vivre et à mourir en temps de la Covid-19, nous entendons pourtant une voix claire, qui force à l’écoute, parce qu’elle indique justement une voie nette, dans la mêlée planétaire actuelle contre la Covid-19. En ces temps complexes, en effet, l’abbé Louis Mpala,
Professeur ordinaire de philosophie à l’université de Lubumbashi, en République Démocratique du Congo (RDC), nous invite à méditer les enseignements d’Épicure, pour apprendre à jouir pleinement de la vie présente et à mourir dans la paix.
Tout au long de ce petit ouvrage méticuleusement écrit, d’une dense clarté et d’une agréable lisibilité, l’auteur livre une exégèse chirurgicale et personnalisée de la doctrine philosophique d’Épicure, telle qu’elle se trouve dans la « Lettre à Ménécée », avec pour but avoué d’en réactualiser le message à l’adresse de ses contemporains et des générations à venir qui, tous, ne pourront plus ignorer la réalité de la Covid-19. L’irruption de cette pandémie dans le cours de l’Histoire mondiale, ces derniers temps éprouvée par moult convulsions tragiques, a profondément modifié notre rapport à la vie et à la mort, bouleversant par le fait même nos champs de représentation et remuant outrageusement le magma du trou noir de nos peurs ataviques.
Devant l’urgence de réinventer notre présent et notre avenir, de ré-imaginer notre relation avec l’altérité et avec la nature, et de penser à nouveaux frais notre être-au-monde en tant qu’Étants pensants, le professeur Louis Mpala nous propose de revenir à Épicure, « apôtre », s’il en fût, de l’eudémonisme, depuis tant de siècles conspué et qui pourtant n’a jamais cessé de nous parler. Face à la Covid-19 et aux bouleversements qu’elle induit dans notre quotidien, il faut se laisser instruire par Épicure pour apprendre à vivre intensément et à mourir dignement. Comme en – 306 lorsqu’il fonda son Ecole pour affronter la crise qui secouait alors la Cité athénienne, et répondre au prestige incontesté de l’Académie de Platon et du Lycée d’Aristote, Épicure nous donne à penser face à la crise sanitaire qui secoue le monde entier en ce 21e siècle, une crise sévère, rendue encore plus complexe par les impérities politiques, les cacophonies des « oracles » scientifiques et le populisme des prophétismes séducteurs.
L’essayiste réhabilite alors, non sans nuances subtiles (notamment la conception épicurienne de la divinité, de même les sophismes au sujet de la mort),
une figure et une doctrine philosophiques souvent vouées aux gémonies à la hâte. Dans le même mouvement, il redore le blason la pratique philosophique elle-même, non seulement en tant que questionnement critique du Réel et des phénomènes pour en sonder les sens cachés, mais surtout comme manière de vivre, telle que l’appréhendaient Épicure et la plupart des auteurs de l’Antiquité. D’où l’urgence vitale, celle de philosopher, c’est-à-dire de « travailler à la santé de l’âme » qui, dans la pensée d’Épicure, implique celle du corps pour garantir « la perfection même de la vie heureuse ».
Il faut donc méditer, prescrit Épicure à son disciple Ménécée, sur les causes du bonheur, de cette « vie heureuse », dont la quête fonde l’agir de tout humain, en discriminant les désirs primitifs et conformes à la nature de ceux qui s’écartent des besoins nécessaires. C’est ici que la tétrathérapie épicurienne prend tout son sens, en ce qu’elle nous met en garde contre la peur de la mort et des dieux qui n’auraient aucune influence sur la vie des individus, et qu’elle nous conforte dans la possibilité du bonheur et la facilité à supporter le malheur. Plus qu’on y pense, cette diète reste valable, pour aujourd’hui et pour demain. Seule la philosophie peut nous apprendre à bien vivre et à bien mourir, grâce notamment à l’application aux exercices spirituels propres à procurer le bonheur (eudaimonia) et empêcher le malheur. Pour Épicure, nous rappelle avec à-propos l’auteur de cet opuscule, la recherche du plaisir comme but de la vie ne consiste pas en la satisfaction orgiaque de tous les désirs, mais bien de ceux qui assurent au sujet désirant la « plénitude de contentement », tout en lui évitant les désagréments dus à l’excès et à la superfluité. N’en déplaise à ses pourfendeurs les plus acharnés, Épicure professe sa philosophie éthique comme une vie de plaisir ascétique et vertueuse. Pour le sage, qu’il nous convie d’être, ce n’est pas la (longue) vie, mais sa qualité (intensité) qui compte, et « le soin de bien vivre et celui de bien mourir ne font qu’un ». Toute l’éthique du choix de la vie repose ainsi sur la prudence, « le plus grand des biens » et la « source des toutes les vertus », qu’Épicure lui-même place au-dessus de la philosophie.
Ce petit exercice de rachat d’Épicure, à la fois discours sur la philosophie (au sens des Sceptiques) et philosophie à part entière, est assez risqué, au vu des condamnations séculaires, les unes plus virulentes que les autres, du philosophe grec. Mais le philosophe Louis Mpala mène ici avec succès une analyse finement nuancée de la pensée tant querellée, dans un texte étonnant de simplicité, de précision et de fulgurance gnomique, à la portée de tous et de chacun, et où il réaffirme l’Homocentrisme, ce paradigme qui parcourt comme un fil rouge ses principaux travaux. En cela, il reste fidèle à Épicure qui, contrairement à Platon interdisant l’accès de son Académie aux non-géomètres, ouvrait grandes les portes de son Jardin, donc de la philosophie, à tous les âges sans distinction de classe, de sexe, ni de fortune.
À l’heure de l’Anthropocène, période géologique actuelle où les activités de l’homme impactent plus durablement (et négativement la Terre) et dont les scientifiques situent l’avènement dès la deuxième moitié du 20e siècle, l’épicurisme véritable (non celui qui est ridiculement caricaturé), peut être une voie alternative à l’égoïsme majoritaire, à l’insouciance jouissive, à l’indiscipline ambiants, aux comportements de déni de la réalité, aux superstitions exacerbées par des pseudo-prophétismes, au scepticisme (parfois justifié) face aux contradictions des spécialistes mais aux conséquences dramatiques, etc. Cette doctrine peut contribuer à rééquilibrer les rapports entre les humains et la nature pour le bien de tous. Si, comme le prescrit Épicure, le bonheur est le but de la vie, lui-même étant la réalisation de la paix du corps (aponie) et celle de l’âme (ataraxie), l’homme, aujourd’hui et demain plus encore qu’hier, doit vivre en harmonie parfaite avec la nature, et viser cette interdépendance cosmique qui seule est garante de la survie de toutes les espèces. Dans ses Méditations en tant de crise (1624), le poète et prédicateur anglais, John Donne, énonçait déjà cette vérité : « Nous ne sommes pas des îles » ; ce que, trois siècles plus tard, Virginia Woolf, reprend : en tant que gouttes d’eau, nous faisons partie de l’océan ; l’océan n’existe que parce que nous existons, et vice-versa.
Au lieu donc de poursuivre aveuglement l’odyssée initiée par Francis Bacon et magnifiée par René Descartes pour faire de nous des « maîtres et possesseurs de la nature », et dont les dérives ont plutôt fait de nous des bourreaux et des prédateurs de la Terre, l’homme doit cultiver l’autarcie, qui favorise la connaissance de soi, la rupture des chaînes de dépendance au luxe, et la suffisance à soi, toutes choses que les confinements, les « reconfinements », les bouclages, les couvre-feux et leurs cortèges de restrictions nous imposent aujourd’hui. D’un style limpide, sobre et d’une force entraînante irrésistible propre à la protreptique (exhortation), le texte du professeur abbé Louis Mpala Mbabula condense élégamment en quelques mots l’essence de la pensée d’Épicure, et se lit d’une seule trotte ; cette qualité de concision et de précision propre à la pédagogie dont se réclame le texte donne la soif au lecteur de revenir sur ses pas ou, devrais-je plutôt dire, sur ses lignes, pour savourer les délices d’une éthique de la modération et de la responsabilité vis-à-vis de soi, des autres et de la planète tout entière. Cette éthique se fonde sur le « raisonnement vigilent », c’est-à-dire la prudence, source de toutes les autres vertus, qui aujourd’hui est traduite, bien que partiellement, dans les mesures barrières contre la propagation de la Covid-19 : port du masque, distanciation physique, lavage des mains, éternuement dans le coude, interdictions de regroupements, etc. que nous devons respecter. En matière de sécurité, dit-on, il vaut mieux pécher par excès de prudence que par négligence.
En prenant le prétexte d’une relecture personnelle d’Épicure, le philosophe vient donc nous rappeler qu’il nous faut désormais vivre autrement, dans un monde qui n’est plus et ne sera plus jamais le même. Et ce message, actuel, s’adresse à tous et à toutes, ici ou ailleurs.
Jean Claude Abada Medjo, poète.
Université de Maroua
Maître de conférences en littératures française, francophone et comparée
Sous-Directeur au Bureau de la Diplômation et d’Authentification au Ministère de l’Enseignement Supérieur / Cameroun