j’affirme que le chercheur doit se constituer, selon les mots d’Edgar Morin en observateur-concepteur. Cette notion rend pertinente la permanence de la vigilance épistémologique à chaque instant du travail scientifique, considéré  comme un exercice permanent d’observation, de construction et de reconstruction des connaissances sur des faits sociaux eux-mêmes soumis à une dynamique, et non comme la production des solutions épistémologiques absolument définitives. L’observateur-concepteur doit être un penseur autonome, autonomie signifiant, « dans le domaine de la pensée, l’interrogation illimitée, qui ne s’arrête devant rien et qui se remet elle-même constamment en cause »[1].

Dans le même ordre d’idées, B. Verhaegen écrit :

 « Nous pensons que la critique méthodologique doit se poursuivre consciemment tout au long de la recherche concrète et de l'effort théorique. Ceci pour deux raisons : la première, c’est qu’il n’y a pas, en sciences sociales, de connaissances définitivement acquises, ni de théories s’imposant de manière absolue. Il ne saurait donc y avoir a priori que des méthodes imparfaites. En second lieu, il existe une relation de dépendance entre la méthode et la recherche pratique qui n’est généralement pas reconnue : si on admet que la recherche est conduite en fonction d’options méthodologiques qui en influencent le cours et les résultats, on ignore la relation inverse : l’exercice d’une méthode au cours d’une recherche modifie à son tour les options méthodologiques de départ soit dans le sens d’une clarification et d’une plus grande prise sur la réalité, si la recherche a abouti à une meilleure connaissance de l’objet, soit dans le sens d’un rétrécissement du champ méthodologique et d’une perturbation de sa valeur, si l’opacité des phénomènes sociaux n’a pu être dissipée par l’éclairage méthodologique, ce qui est généralement le cas. Nous voulons dire par là que tout savant qui ne considère pas sa méthode comme une variable en partie dépendante de sa propre recherche, est amené à transformer ses options méthodologiques en idéologie dans la mesure où la réalité sociale s’avère résistante à la démarche de connaissance ou travestie par ses résultats »[2].

On perçoit dès lors le danger de rester figé dans une option méthodologique donnée, en niant toute possibilité d’émergence de méthodologies alternatives. A ce sujet, je vous convie instamment à la lecture de l'ouvrage collectif intitulé Terrain et exigences méthodologiques écrits par une équipe des chercheurs de l'Université de Kinshasa sous la direction d'Héritier MAMBI Tunga Bau et de Philémon MWAMBA Mubunda.[3]



[1] C. CASTORIADIS, « L’individu privatisé », in Le Monde Diplomatique, février 1998, p. 23, Version électronique (http://www.mondediplomatique.fr.1998/02/castoriadis/10046.html.

[2] B. VERHAEGEN, «  Méthode et problèmes de l'Histoire Immédiate », Cahiers économiques et sociaux, Vol. VIII, n° 3, Sept. 1970, pp. 471-488.

[3] Cf. Ph. MWAMBA Mumbunda et H. MAMBI Tunga-Bau (dir), Terrain et exigences méthodologiques, LHarmattan, Paris, 2016.

 

PARADIGMES ET METHODOLOGIES SCIENTIFIQUES*

Par Pr Emile BONGELI Yeikelo ya Ato

Université de Kinshasa

Introduction

Il est temps d'organiser un colloque universitaire pour harmoniser les vues en matière méthodologique. Je remercie et félicite à la fois les organisateurs de ce séminaire pour avoir pensé à une telle rencontre autour d'une question qui divise et désoriente plus d'un. La raison principale de cet imbroglio me semble provenir de notre propension, nous chercheurs africains en général et congolais en particulier, à nous dérober de la réflexion créatrice en matière d'épistémologie et de méthodologie pour nous contenter de copier servilement les élaborations théoriques des autres, toutes faites dans des contextes particuliers relatifs à leurs cultures, leurs environnements et les intérêts spécifiques qui sont les leurs au sein de leurs communautés respectives.

L'anthropologie en offre la meilleure illustration. Si chaque nation européenne coloniale avait son école anthropologique, c'était pour répondre à ses besoins spécifiques de colonisation. En reprenant sans discernement les discours et méthodes de ces (pseudo)scientifiques à l'esprit colonialiste (prédateur et/ou humaniste), nous nous retrouvons en train de nous approprier les connaissances qui ont contribué à la chosification de nos peuples.  

C'est pour rompre avec cette crédulité suivie d'un mimétisme affligeant que j'ai choisi, dans cet atelier sur l'écriture scientifique, de parler de la pertinence de l'écriture scientifique dans le cadre du choix de thèmes de la recherche, de la méthodologie appropriée et de l'engagement du chercheur selon un esprit scientifique engagé et engageant.

M'adressant à des chercheurs de haut niveau, j'ai opté de ne pas revenir sur ce que nous savons des méthodes et techniques de recherche scientifique que certains d'entre vous, dans tous les cas chacun dans son domaine, maîtrise mieux que moi. Mais je vais me pencher ici sur des questions épistémologiques souvent négligées. Pourtant, il me semble qu'une réflexion épistémologique (philosophique) devait passer au-dessus du choix des méthodes de recherche et techniques de récoltes des données et être présentée dans toute forme d'interprétation des faits observés et des données récoltées au cours de la recherche.

Il se pose aujourd'hui le problème de l'utilité sociale de la recherche scientifique en sciences sociales. En termes clairs, il s'agit de rendre la production scientifique lisible, compréhensible et, surtout, utile. Ce dernier critère ne peut se réaliser que si l'on tient compte de l'ancrage du sujet sur la réalité du pays, sur les problèmes réels qui se posent à et dans la communauté, ce qui, ajouté à une méthodologie rigoureuse et appropriée, un style simple et limpide (pourquoi ne pas penser restituer en langues locales les résultats de nos investigations à des communautés concernées par nos recherches ?), pourra contribuer à rendre la production scientifique fiable, attrayante, compréhensible, mobilisatrice, conscientisante, donc utile et utilisable. Ceci nous amène à parler de la subjectivité et de l’objectivité dans la recherche en sciences sociales.

En effet, dans un processus de production scientifique, la subjectivité est comme le père et l'objectivité comme la mère. En effet, comme dans un système patriarcal (majoritaire chez nous), c'est le père qui féconde la mère qui, elle, conçoit et entretient l'enfant dans son évolution fœtale jusqu'à l'accouchement, après quoi le nouveau-né revient au père qui lui donne le nom et lui détermine l'identité. Comme pour dire que la science a comme point de départ une question subjectivement posée qui nécessite une enquête objective pour davantage en identifier les éléments concrets en vue de permettre un retour éclairé à la subjectivité pour la résolution finale de la question subjectivement posée au départ.

Ainsi donc, le processus qui va du choix du sujet à la présentation des résultats de la recherche est émaillé des va-et-vient idéologico-méthodologiques permanents, où s'entremêlent subjectivité et objectivité dans une relation dialectique que le chercheur doit pouvoir maitriser. De quelle manière ? C'est l'objet de cette intervention.

Je vais donc parler essentiellement de paradigmes scientifiques. Préalablement, je signale qu'il est cognitivement inhibant de continuer à croire à une fictive neutralité de la science. Si cela peut encore se discuter au niveau des sciences naturelles, ce débat devient inopportun en sciences sociales. Ici, la vérité n'est ni une ni universelle. Il y a ici des vérités sociales, de vérités socio-politiquement (donc idéologiquement) colorées. Il est donc absurde de croire qu'on peut se passer de l'idéologie en appliquant rigoureusement les prescrits méthodologiques. Car, dans le processus qui conduit du choix du sujet à l'exposition et à la discussion des résultats, l'idéologie ne quitte ni le chercheur, ni les sujets qui font l'objet d'étude.

Chaque chercheur opère donc, consciemment ou pas, qu'il le veuille ou pas, dans le cadre d'un paradigme idéologique à travers lequel on peut statuer sur la scientificité de sa production scientifique. Il vaut donc mieux le savoir pour s'objectiver soi-même en tant que sujet-cherchant à savoir en vue d'une meilleure maîtrise de soi-même comme chercheur aux fins d'une opérationnalisation fécondante de l'activité scientifique.

Un paradigme scientifique doit caractériser toute communauté scientifique. Il s'agit du moule à travers lequel se déroule l'activité scientifique d'un ou d'un groupe de chercheurs. L'ensemble des croyances, convictions, objectifs, visions... forme une matrice intellectuelle qui oriente la production des savoirs dans un contexte donné. C'est bien cela qui constitue le paradigme.

Qu'on le sache ou pas, qu'on le veuille ou non, le paradigme est toujours présent, conscient ou inconscient. Cependant, pour mieux se maitriser, s'auto-objectiver, se contrôler, se brider de l'armature méthodologique appropriée, il importe que tout chercheur ou groupe de chercheur prédéfinisse son paradigme idéologique avant de se lancer dans un quelconque processus de recherche scientifique et du contexte de l'étude.

A ce propos, il importe de souligner que plusieurs paradigmes ont été élaborés et théorisés par des chercheurs ou groupes de chercheurs, chacun en fonction des objectifs spécifiques de sa recherche et du contrôle de l'étude.

Face à une multitude de paradigmes théorisés par les uns et les autres, je me limite à ce qui me semble pertinent pour nous, chercheurs opérant en situation des pays qui se cherchent, tout en pliant sous le joug intellectuel des dominations étrangères dans un monde polarisé entre pays riches dominants et prédateurs et pays pauvres dominés et exploités. Cette réalité d'un monde bipolaire, nous la vivons tous les jours. Dès lors, pour nous, chercheurs du monde damné, nous avons le choix entre rester à jamais dominé ou alors chercher à nous libérer par des connaissances à la fois démystificatrices (des savoirs dominants) et émancipatrices.

En d'autres termes, nous avons le choix entre l'arme intellectuelle dont se sert l'autre pour nous maintenir dans un esclavage éternel ou alors des dispositions cognitives nouvelles à fourbir dans une vision émancipatrice et libératrice. Dans ce pis-aller collectif, le choix semble clair. Il nous faut donc nous auto-démasquer. Car, ce qui fait que nos recherches restent sans impact sur nos populations, c'est qu'on s'y engage en dehors de paradigmes pertinents pour nos communautés. Qu'est-ce à dire? C'est l'objet de cet exposé qui va s'articuler sur les cinq points suivants :

- Courants de pensée

- Critères de vérité

- Paradigmes

- Engagement du chercheur

- Eloge de l'anarchisme méthodologique.

 1. Courants de pensée

On note l’existence de deux grands modes de pensée : l'un est dit métaphysique (spéculatif, théologique) et l'autre scientifique.

1.1.- Le courant métaphysique valorise les explications des phénomènes sociaux et naturels par recours à des causalités surnaturelles. Le pouvoir, comme le droit lui-même, la santé, la mort, la richesse, la pauvreté, la réussite, l’échec... trouveraient leur source dans le surnaturel. Il peut s’agir soit de Dieu ou des dieux, soit de Satan ou des démons, soit des ancêtres bienveillants ou des sorciers malveillants, jeteurs de bons ou mauvais sorts… Bref, chaque domaine de la vie est censé être modifiable par la seule volonté d'un être extérieur à la terre et réputé puissant. Même s’il s’agit d’un ou des êtres invisibles et donc inobservables, qui on croit cependant en lui/eux et on lui/leur voue quelquefois même des cultes sans qu’il y ait besoin de s’expliquer.

Actuellement, en RDC, cette conception est revenue en force avec le retour à des formes suspectes de spiritualités désordonnées qui font rage à travers les sectes d’obédience chrétienne qui pullulent à la faveur de l’incertitude et de la crise qui secouent le pays. Le retour à la métaphysique traditionnelle s'explique lui par les angoisses dues à la paupérisation excessive et aux inégalités criantes.

Cependant, cette façon de concevoir le monde témoigne d'un recul de la pensée. Chaque homme, chaque collectivité humaine a ses croyances propres basées sur une métaphysique inhérente à la vie humaine. Mais il faut savoir discerner les choses en vue de se forger des règles de conduite basées sur des connaissances éprouvées des données naturelles et sociales. Une connaissance simplement transcendantale peut constituer une source de mythes fondateurs de tyrannie, de dictature, d'absurdités diverses, car, pour justifier les monstruosités, on recourt à des mythes non vérifiables et non discutables.

C’est ainsi que le christianisme et l’Islam ont servi, chacun en ce qui le concerne et à sa façon, de sous-bassement idéologique à des pratiques contraires aux principes qu’enseignaient ces mêmes religions ! Obscurantiste par excellence, ce type de raisonnement sert, même de nos jours, à justifier l’immobilisme et la fatalité en renforçant les mythes existants et en créant des mythologies nouvelles pour conforter la résignation des humains face à leur sort.

Est-ce une raison de parler de la fin de la métaphysique ? Bien sûr que non. Car l'homme, être pensant et agissant, ne peut se défaire de la métaphysique qui modèle son être en tant que sujet acteur agissant dans un environnement physique et social qu'il conceptualise métaphysiquement.

1.2.- Le courant scientifique a pris naissance avec l'essor des sciences naturelles et des technologies y afférentes. Cette conception nouvelle dans l'étude des faits de société, importée des sciences naturelles, tourne le dos à la démarche spéculative et se base sur les données concrètes, observables et vérifiables. L'explication scientifique, à l'opposé de la métaphysique, se limite à ce qui est observable dans le monde physique. Elle procède par observation et par expérimentation dans le concret ou semblablement en laboratoire.

Les sciences dites naturelles et les sciences sociales ont de scientifique leur attache à des études portant sur les faits observables selon des méthodes rigoureuses. Elles n'en diffèrent pas moins du fait que leurs objets étant de natures différentes, les doses d'objectivité et de subjectivité qui les arrosent leurs recherches sont différemment inoculées. D’où s’invite une discussion sur la part de l’idéologie dans les sciences sociales.

2. Sur le rapport entre Idéologie et Vérité en sciences sociales

Il est admis de tous que l'idéologie occupe toujours une part quelque peu prégnante dans les connaissances produites en sciences sociales, pratiquées par des hommes dans des cadres sociaux et physiques spécifiques.

La Vérité, même scientifique, devient dès lors une notion relative en sciences sociales. Il n'y existe donc pas de Vérité unique, la vérité n'étant vérité que pour le sujet-acteur qui s'en sert pour servir ses intérêts ou répondre à une angoisse existentielle, individuelle ou collective, dans un environnement socio-historique déterminé dans le temps et dans l'espace.

Globalement, dans le cadre de notre postulat sur la bipolarisation du monde entre dominants et dominés, on peut considérer deux types de vérités : d'une part la vérité des dominants qui est la vérité dominante, l'officielle, l'universelle parce qu'universalisée de force, qui s'impose comme seule valable et incontestable en tout temps et en tout lieu ; d'autre part, la vérité des dominés qui subit le terrorisme de la vérité officielle et qui ne se révèle opérationnelle que lorsque les dominés s'en servent comme arme de libération, souvent à la faveur des moments de crise.

C’est le cas de l’occidentalisation du monde moderne : la modernité fait aujourd’hui référence, en tout lieu, à l’Europe occidentale civilisatrice du monde, qui a réussi à s’imposer partout par la force des choses : à travers l’esclavage, la colonisation, la coopération au développement, l’ingérence politico-militaire, l’exploitation économico-commerciale, la maîtrise de la science et de la technologie dans tous les domaines (militaire entre autres), l’humanitarisme, la pensée unique, le mono-culturalisme, la mondialisation multiforme, l'enseignement et la recherche scientifique, les puissants médias ubiquistes engagés dans la défense des intérêts partisans propres au monde occidental dominant.

S'il faut juger ces deux types de vérité, il est logique de déduire que la vérité du dominant, de l'avantagé, du privilégié social aura tendance à plus s'orienter vers le maintien et la reproduction de l'ordre social établi. Il est question pour lui de défendre le pouvoir social d'un ou de plusieurs acteurs qui orientent les conceptions sociales (idéologiques) sur des situations considérées comme bonnes pour tous. Un analyste qui serait de ce courant se collerait au réel pour en magnifier l'ordre existant et en occulter le dysfonctionnement.

Par contre, le dominé, le désavantagé, le marginal, l'opprimé a, lui, besoin d'une connaissance démystificatrice, démasquant le pouvoir social responsable de l'ordre social injuste à ses yeux. Il importe donc, pour lui, que soit instauré un ordre nouveau conçu comme plus juste, plus correcteur des injustices établies...

C'est donc le point de vue de l'individu (son idéologie) en quête du savoir, impliquant des éléments normatifs qui définit, dans une large mesure, son champ de visibilité idéologique de la réalité sociale, ce qu'il voit et ce qu'il ne voit pas (ou refuse de voir), ses vues et ses bévues, sa lumière et son aveuglement, sa myopie et son hypermétropie.

En définitive, c'est le point de vue du sujet-acteur-pensant qui détermine le champ de visibilité sociale d'une théorie sociale. Ainsi, la vérité du plus fort, loin d'être toujours la meilleure, n'est en fait qu'une raison imposée ; par contre, celle du plus faible n'est pas que déraison. Bien plus, la vérité dominante est souvent éloignée de la réalité car elle a besoin de mystifications, même des mensonges, pour justifier la domination. Tandis que les dominés ont, plus que les dominants, besoin de connaissances relativement vraies, démystifiées et démystificatrices pour transformer la société dans le sens de servir leurs intérêts lésés dans une situation sociologique déterminée.

De plus, une vérité ne reste jamais immuable. Elle est, en permanence, soumise aux mutations dues tant à sa dynamique interne qu'aux chocs subis de l'extérieur. Ainsi donc, ce qui est raison ou déraison hic et nunc (ici et maintenant) peut ne plus l'être ailleurs et/ou après. Ce qui est raisonnable ou déraisonnable dans une société, à un certain moment de son développement, peut cesser de l'être dans un autre milieu, ou à une autre époque.

Ainsi donc, pour un chercheur (africain surtout), prétendre refuser de prendre parti pris constitue justement un parti pris idéologique en faveur de l'ordre existant. D'où l'affirmation selon laquelle prétendre ne pas s'occuper de la politique est une manière active de pratiquer une politique passive (par indifférence, inaction, approbation ou désapprobation) à l'égard du pouvoir en exercice.

Toutes les productions scientifiques occidentales en sciences sociales reproduisent dès lors des vérités scientifico-idéologiques ou idéologico-scientifiques. Face à l'omnipotence des puissances globalement hégémonistes (aux plans politique, militaire, économique, financier, culturel, idéologique, religieux, intellectuel...), il devient difficile, voire inconcevable de contester les puissances civilisatrices de l'Occident. Les relents de contestation théoriques ne se font plus sentir, tant l'Occident utilise tous les moyens pour les occulter, les contester ou même les tourner en dérision.

Dans ce contexte, certains praticiens des sciences sociales africaines prennent, dans un élan de naïveté épistémologiquement sclérosantes, pour vérités absolues, les connaissances idéologiquement produites par les sciences sociales occidentales et occidentalisées. Cela constitue un obstacle épistémologique extrêmement grave, qui nous réduit au stade de lumpen intelligentsia, totalement dépendante et donc incapable d'appréhender les problèmes africains et d'en proposer des solutions idoines.

Voilà comment s'explique le manque de pertinence de nos recherches sociales. Les études positivistes, même rigoureusement soumises à des exigences méthodologiques mécaniques, ne conduisent pas à des connaissances démystifiées susceptibles de féconder des actions innovantes pour nous sortir de l'engrenage systémique qui voue nos communautés à une infernale spirale du sous-développement. Les raisonnements par procuration semblent nous condamner à une vicieuse spirale circulaire, bloquant nos imaginations pour qu'elles ne sondent pas des possibles imaginables. On peut illustrer ce constat de stérilité de nos sciences sociales africaines en prenant le cas des sciences économiques intelligemment déconstruites par les économistes congolais J. Kankwenda[1] et Kabeya Tshikuku[2], tous anciens élèves de Samir Amin.

3. Les paradigmes en sciences sociales : les deux sociologies

Par paradigme, on entend « une matrice disciplinaire faite de concepts, lois, méthodes, à laquelle se réfèrent les praticiens d’une discipline particulière».[3] Il s’agit, pour Kuhn, de « l’ensemble de croyances, de valeurs, de techniques que partage à un moment une communauté scientifique donnée. C’est le cadre à l’intérieur duquel se déroule le débat scientifique. Une révolution scientifique se définit alors par la constitution d’un nouveau paradigme... Par opposition, le travail d’approfondissement à l’intérieur du paradigme existant est de l’ordre du travail scientifique normal ».[4]

Pour tout chercheur en sciences sociales, le choix d’un paradigme repose sur une conception du monde et de la société, une certaine vision que se fait le chercheur de l’histoire, ses préoccupations propres (son équation personnelle) ainsi que sa capacité de découvrir, à travers le chaos social, les constances explicatives des (re)productions des formes sociales génératrices des changements sociaux. Il s’agit, en fait, de recourir à un cadre théorique de référence qui permette une sélection raisonnée des données brutes recueillies sur terrain en vue, de les rendre intelligibles, d’en relever les constances interactionnelles pour éclairer et guider des actions conçues comme positives.

Sans ce cadre théorique de référence, la recherche tomberait dans l’illusion de la neutralité de la science, inconcevable dans les sciences sociales, mais utile pour l’idéologie dominante. En effet, comme le note Monique Van Dormael,

« l’observation sans a priori est un leurre. Nous avons toujours un modèle de référence en tête, tant dans l’analyse que dans l’action, et la condition pour garder le contrôle de ce modèle est de l’expliciter... L’épistémologie contemporaine remet en cause le présupposé que les faits parlent d’eux-mêmes et qu’il est possible de dissocier complètement l’observateur de ses observations, le chercheur de son objet d’étude. Les faits sont perçus et interprétés par l’observateur à la lumière d’un cadre de pensée - que ce soit une théorie plus ou moins systématisée ou une idéologie implicite et diffuse. Nier nos présupposés mène à nous laisser guider à notre insu par une grille d’analyse qui échappe au champ de notre conscience et par conséquent à tout contrôle »[5].

Selon mon entendement basé sur le binôme contradictoire Dominant-Dominé, je peux donc retenir deux types de pratique scientifique en sciences sociales, correspondant à deux paradigmes méthodologiques qui nous paraissent les plus pertinents pour l'Afrique et les Africains. Deux options idéologiques justifient le recours à l’un ou l'autre des deux paradigmes que nous avons retenus pour leur pertinence. Au plan méthodologique, les sciences sociales ont donc évolué sur base des deux grands paradigmes, le fonctionnaliste et le critique qui ont produit les deux sociologies.[6]

3.1.- Le paradigme fonctionnaliste

Le fonctionnalisme cherche, d’une part « à établir les relations claires et linéaires entre certains facteurs et leurs conséquences et, d’autre part, il s’intéresse davantage à la situation actuelle qu’aux situations possibles. Le fonctionnalisme n’est nullement tourné vers l’analyse causale, qui oblige très souvent le chercheur à remettre en cause l’ordre établi, ou vers la définition des situations alternatives toujours menaçantes pour les tenants du statu quo »[7]. Le fonctionnalisme en sociologie reste donc essentiellement orienté vers le maintien et même la consolidation d'un système donné. Il accorde peu d’importance au changement social si ce n’est par le biais de certaines réformes sous forme d’ajustements que nécessite la survenue des dysfonctions. C’est donc une théorie du statu quo, de l’ordre social établi tant dans ses postulats que dans ses effets sur le plan de l’action.

Malgré les critiques formulées à son sujet, le paradigme fonctionnaliste n'a pas seulement survécu, mais continue à jouer un rôle dominant, avec la théorie des systèmes qui repose sur un double postulat fonctionnaliste : celui de l’unité fonctionnelle qui affirme que tout système qui survit est un tout dont les parties sont intégrées les unes aux autres ; et celui de l’équilibre quasi stationnaire qui veut que par suite des dysfonctions qui y surgissent, les ajustements s’opèrent au sein dudit système qui peut évoluer, voire changer, tout en gardant son essence fondamentale. On prône donc ici le changement dans la continuité, contrairement aux partisans du changement radical de type révolutionnaire.

Cette science sociale fonctionnaliste a été valorisée, essentiellement aux USA, et s’est développée sans obstacles majeurs pour le fait, on s'en doute, de relativement mieux conforter et sécuriser les privilégiés des systèmes sociaux installés. Elle constitue donc une sorte de sociologie d’Etat, sociologie de régime, du statu quo, celle qui dit des choses qui confortent les privilégiés, les tenants du pouvoir et qui les mettent à l’aise dans leurs actions dont les conséquences, même négatives, trouveront toujours des réponses palliatives. Pour illustration, on peut voir comment les experts positivistes justifient les choix politiques et économiques générateurs de pauvreté, de chômage, de sous-développement, de destruction de l'environnement... Ou encore comment ils soutiennent intellectuellement l'ordre international qui impose la pax americana, une sorte de géopolitique onusienne qui suscite guerres, rébellions, terrorismes, xénophobies haineuses, etc. qui embrasent l'humanité comme jamais auparavant, alors que les hommes sont devenus beaucoup plus intelligents, donc beaucoup plus productifs et coopératifs !

3.2.- Le paradigme critique

Par contre, le paradigme critique en sciences sociales repose sur une conception contraire du monde social : il préconise le changement par la rupture. Une sorte de réponse de K. MARX à Auguste COMTE, fondateur officiel de la sociologie à l'origine fonctionnaliste, auquel il oppose une contre-sociologie consistant à l'analyse matérialiste des faits socio-économiques et historiques en y relevant les contradictions internes entre dominants et dominés. C'était à l'époque du capitalisme naissant, avec ses effets collatéraux révoltant.

Il prenait ainsi ouvertement le contrepied des pères officiels du fonctionnalisme (Comte, Spencer, Durkheim...). Le radicalisme contextualisé de K. Marx l'a amené à préconiser, dans sa 11ème Thèse sur Feuerbach, comme finalité de toutes les réflexions scientifiques, des objectifs d'actions transformatrices devant mener à des révolutions (transformations radicales) des ordres établis jugés inhumains : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières ; ce qui importe, c'est de le transformer»[8].

Selon Claude Javeau, la science sociale issue du paradigme critique « décortique les structures d'une société, met en évidence les conflits qui la minent, dégage par l'analyse les zones où les individus sont opprimés, les contradictions entre les pratiques sociales et les idéologies, les procès d'enfermement - ou au contraire les chances d'ouverture. C'est une sociologie résolument tournée vers la transformation des sociétés ».[9]

Cette conception est même à la base des grandes révolutions politiques léniniste et, plus tard, maoïste qui avaient conduit à la division du monde en deux blocs idéologiques, avec en tête des puissances nucléaires qui se livraient une guerre froide idéologique impitoyable qui virait souvent à de violents affrontements hors de leurs territoires. Avec l'échec du modèle marxiste des sociétés, la science sociale critique a perdu de sa substance au profit du fonctionnalisme dont le modèle de société a relativement triomphé au point de devenir une pensée unique inhibant, ce qui constitue une grave entorse épistémologique.

 

En résumé, sur les paradigmes, on peut retenir que le paradigme fonctionnaliste « privilégie la stabilité, l'intégration, la coordination fonctionnelle, le consensus ; le paradigme critique quant à lui s'intéresse avant tout au conflit, au changement, à la désintégration et à la domination ».[10] Ainsi, on peut établir « une ligne de partage entre les sociologues du consensus, qui valorisent l’intégration, la stabilité sociale, et les sociologues du conflit, attentifs aux conduites novatrices ou contestataires, à la transformation des structures, aux ruptures».[11] Dans tous les cas, on devra se départir de l'illusion de neutralité de toute forme d'investigation scientifique, chaque chercheur étant engagé pour l'une ou l'autre cause.

Dans quel camp devrions-nous situer, nous chercheurs africains des sciences sociales ? Naturellement dans le camp des opprimés. Mais pour éviter de sombrer dans le dogmatisme de l'un ou l'autre de ces deux courants paradigmatiques, il importe de développer une attitude de vigilance épistémologique !

3.3.- Le paradigme de la cohérence pour une sociologie cohérente, engagée et utile [12]

En ce qui nous concerne, nous chercheurs africains, si les sciences sociales ont échoué dans nos pays, c’est suite au cantonnement dans des disciplines héritées et asséchées de débat sur les paradigmes. Les vaines tentatives tendant à adapter des connaissances disciplinaires appauvries à nos réalités par des chercheurs africains toujours parfumés à l’odeur du père ne font qu’aggraver le constat de l’inutilité sociale de nos recherches sociales. Kabeya Tshikuku le démontre en s'appuyant sur le cas des sciences économiques et de gestion, les plus offensives des sciences sociales néolibérales.[13]

Pour ce faire, il nous semble inévitable de forger de nouveaux paradigmes, ce qui implique une révolution épistémologique dans nos modes de pensée et de production de connaissances nous concernant.

J’ai, en ce qui me concerne, pris l'option d’un nouveau paradigme pour assurer la cohérence et l'utilité des connaissances à produire. Ce nouveau paradigme de la cohérence est fait de la fusion intégrative de ces deux paradigmes complémentaires que d'aucuns s'obstinent à déclarer antinomiques. En effet, l'évolution bipolaire de la sociologie (les deux sociologies) semble avoir montré ses limites. Il importe aujourd'hui de réaliser une synthèse des paradigmes existants pour privilégier la recherche de la cohérence en vue d’une meilleure compréhension des faits sociaux, dans le but d’éclairer et d'améliorer l'agir social collectif en fonction des objectifs idéologiquement bien raisonnés et définis de progrès.

La communauté congolaise est à la recherche d'une structuration, d'un modèle de société et des cadres idéologico-institutionnels adaptés à sa nature et pouvant servir ses intérêts ainsi que ceux des individus qui la composent. Il faut donc, pour ce genre de communauté, une vision holiste qui rende possible la production des connaissances cohérentes et totales, susceptibles de faciliter une compréhension globale du système afin d'inspirer des actions humaines appropriées. Cohérence signifie ici union complète entre divers éléments d'un corps de connaissances sociales, harmonie intuitive et logique qu'on retrouve dans un système de cognition. Ceci implique l'adoption d'un processus d'acquisition des savoirs sociaux cohérents, consistants et fiables, ce qui suppose une relative absence de distorsion entre des données, des idées, des connaissances ou des informations.

Il faut donc un paradigme de la cohérence pour une science sociale aux productions scientifiques cohérentes. Pour ce faire, ni l'équilibrisme du paradigme structuro-fonctionnaliste qui privilégie le changement dans la continuité de l'existant, ni le radicalisme du paradigme critique qui prône la transformation révolutionnaire de l'existant vers des voies inexplorées et insondables (changement par la rupture), ne peuvent, chacun pris isolément, aider à réaliser les finalités sociales prometteuses.

En effet, tout système (physique ou social ou même idéologique), bien qu'évoluant au rythme des chocs subis de l'extérieur, conserve en lui une dynamique interne, son propre chaos apparent, ce qui lui permet de changer tout en restant lui-même. Les transformations qu'il subit, malgré les inputs provenant de l'extérieur, dépendent donc fortement de son état initial.

La spécificité de l'espèce humaine réside dans son intelligence associative qui la rend apte au mélange et à la synthèse. La tâche prioritaire du chercheur social en pays dominés doit donc consister en la réalisation de cette synthèse méthodologique en vue d'un dépassement du cadre polémiste de ces deux paradigmes en apparence inconciliables, alors que, pris isolément, ils ne peuvent chacun permettre qu'une vision parcellaire et relative de la complexité du social. En effet, dans la réalité complexe qui est la nôtre, les paramètres qui provoquent régularités et changements sont à la fois mobiles et instables d’une part, et stables et résistants aux changements d’autre part. D’où, les comportements humains deviennent imprévisibles, imprédictibles.

Aussi, contrairement aux problèmes d’ordre physique (à relativiser), les problèmes sociaux n’ont que très rarement des solutions uniques, n’obéissent pas toujours à des automatismes ou à des déterminismes même savamment élaborés. Qu'on se souvienne que les prévisions américaines sur la durée et l'issue de la guerre du Vietnam, mathématiquement établies par les experts en recherche opérationnelle, ont conduit à un enlisement total car on n'avait pas tenu compte de la détermination psychologique du peuple vietnamien !

D'où, pendant les périodes de crise globale (guerre, conflits sociopolitiques ou socioéconomiques...), il se produit des chaos sociaux qui incitent des communautés entières (nations, régions, entreprises, ONG…) à la recherche des stratégies locales en vue de transcender les menaces générées par des défis menaçant la survie humaine. Ainsi, face aux menaces que constituent notamment les nouveaux défis internes, les inégalités socioéconomiques, les divergences politiciennes, l'éducation, les défis sanitaires, la mondialisation, la technologie, le nouvel ordre géopolitique, l'environnement, les rapports de force entre Nations..., les entités humaines en crise réagissent toujours de manière originale et différente.

Il faut donc réaliser cette synthèse méthodologique globalisante, devant intégrer les éléments des deux paradigmes dominants, permettant ainsi une visualisation relativement totalisante de la réalité sociale teintée d'une extrême complexité. A cet effet, écrit R. Aron,

« la sociologie, telle que je l'ai comprise, s'efforce de donner aux problèmes posés par la philosophie politique une formulation précise et des réponses possibles. Si elle cesse d'être inspirée ou orientée par des questions de portée philosophique, elle risque de se perdre dans les études de détail dont la rigueur même ne suffirait pas à assurer l'intérêt. D'un autre côté, notre discipline cesserait d'être une discipline empirique et objective si elle prétendait apporter aux questions philosophiques une réponse dogmatique. Par l'étude des faits sociaux ou des mécanismes économiques, elle détermine les résultats probables d'une mesure ou le genre d'avantages et d'inconvénients que présente un régime ; on peut rarement, peut-être ne peut-on jamais déterminer, au nom de la raison scientifique, la décision qu'il convient de prendre ou le régime que l'on doit choisir parce qu'il n'est pas d'acte qui ne comporte des inconvénients, ni de régime qui soit sans défaut »[14].

C'est donc au prix d'un effort permanent de collaboration et d'explicitation que l'on évitera que le paradigme de référence ne dévie de son rôle d'instrument de recherche pour devenir un dogme, comme ce fut le cas du marxisme mécaniciste ou du positivisme dogmatique.

On peut illustrer cela par un exemple d'explication sous les moules de ces deux paradigmes. On prend d'abord le cas de la compréhension du rôle de l'Etat. Pour la théorie fonctionnaliste, l'Etat a pour objet le maintien de l'ordre et de la justice au sein de la société, la protection des individus sans distinction et leur intégration au sein de la communauté. La théorie critique (d'inspiration marxiste) définit, quant à elle, l'État comme un instrument de domination, d'exploitation de classe, au service des minorités dirigeantes qui s'en servent pour assujettir la société tout entière à leur profit[15].

Ces deux interprétations, en apparence contradictoires, sont loin de s'opposer. Elles ne seront cependant prises pour vraies ou fausses qu'en fonction du côté où l'on se place. La véracité de l'une ou l'autre thèse dépend du statut du sujet interprétant : pour celui qui épouse le point de vue de la classe opprimée, c'est la thèse marxiste qu'il lui faut pour justifier sa lutte pour (ou même son aspiration légitime à) un ordre meilleur ; tandis que pour celui qui se range du côté de la classe privilégiée, c'est la thèse fonctionnaliste qui prévaut, celle qui soutient à juste titre que l'Etat joue un rôle incontournable dans la régulation de l'ordre établi (le sien) dans le but de prévenir l'anarchie pouvant résulter des revendications des aigris (chacun doit se contenter de son statut social qui limite forcément ses prétentions), revendications susceptibles de menacer le statu quo qui conforte les dominants au risque de troubler l'ordre public.

De manière intégrative, on peut définir l’Etat comme un organisme ou une supra structure qui, placé au-dessus de tous sur un espace politiquement délimité, est chargé d’assurer l’ordre public tel que conçu par le groupe d’individus dominants qui, placés à sa tête, s’arrogent le droit de soumettre tout le monde à cet ordre, par le biais des institutions jouissant du monopole d’imposition d’une violence légitime (acceptée ou tolérée), physique ou symbolique pour l'intérêt général.[16]

Se cabrer de manière figée derrière l'une de ses thèses, c'est accepter de n'avoir qu'une vue partielle de la réalité, c'est refuser de regarder l'autre face de la même réalité. On a donc intérêt à tirer une synthèse constructive de ces conceptions en apparence contradictoires: en effet, tout pouvoir joue un rôle double, à la fois oppresseur (point de vue des dominés) et intégrateur (point de vue des dominants). Dans le cadre d'une science sociale constructive, il faut rechercher entre ces éléments les facteurs de complémentarité, ce qui peut améliorer la connaissance et assurer à l'action humaine la cohérence nécessaire à l'harmonie sociopolitique recherchée. Il peut, dès lors, être assigné à l'Etat des fonctions qui permettent une meilleure gestion de la communauté au-dessus de laquelle il est placé.

On peut également prendre le cas de l'ONU, Organisation des Nations Unies, officiellement chargée d'assurer la paix et la sécurité dans le monde ainsi que le respect du Droit international. C’est le point de vue positiviste, propre aux Nations dominantes. Cependant, du point de vue des Nations dominées soumises à des dominations et guerres récurrentes, cette organisation n'est qu'une machine (machin, selon De Gaulle) aux mains des puissants qui, avec des législations internationales très complaisantes à leur égard, s'en servent pour perpétuer leur domination dans un système-monde inégalitaire. Aucun de ces points de vue contradictoires ne peut revendiquer le monopole de l'exactitude, la vérité étant relative à chaque groupe considéré. Ces points de vue divergents ne sont pas pour autant antinomiques.

Voilà ce à quoi peuvent mener des connaissances tirées de l'intégration fécondante de l'un et l'autre paradigme. Retenons que ce n'est pas ce qu'ignorent les hommes qui les caractérisent, mais bien ce qu'ils savent, la manière dont ils le savent ainsi que la manière dont ils se servent de ces connaissances.

Aussi, en contextes différents, les humains peuvent-ils réagir de manières tout aussi différentes à des stimuli identiques. On explique par exemple que le système allemand de formation, sensiblement plus performant, ne peut être copié par la Grande-Bretagne qui l'a tenté en raison des différences notables entre institutions politiques et mentalités dans les deux pays.

Pour revenir au paradigme de la cohérence, il y a lieu de noter que la synthèse conceptuelle sera conçue à partir de la fusion dialectique des éléments complémentaires puisés dans les deux paradigmes dominants, le critique et le fonctionnaliste. Si la critique relève l'existence des contradictions, le mérite de l'intégration (fonctionnaliste) réside dans son essence même qui est de supprimer ou de réduire les contradictions en réalisant une synthèse nouvelle porteuse de nouvelles contradictions et, ainsi de suite, le mouvement de la pensée sociopolitique allant de pair avec l'évolution des situations sociopolitiques qui, elles-­mêmes, changent à chaque moment historique, de même que les pratiques politiques qui changent en tout temps et en tout lieu.

Pour l'Afrique en général et singulièrement la RDC, il faut imaginer une science sociale nouvelle, engagée dans une lutte cognitive visant à relever les multiples défis sociopolitiques présents et futurs qui se posent dans nos communautés. La crise générale qui frappe les sciences sociales n'autorise plus les scientifiques congolais de se contenter des mimétismes inconditionnels des épistémologies et sectorisations disciplinaires d'importation qui ont plus que montré leurs limites.

Bien au contraire, cette crise doit interpeller le génie du savant congolais en vue des renouvellements méthodologiques nécessaires et appropriés à des situations présentes et futures. Il faut absolument procéder à une recomposition du paysage scientifique, à un dépassement des frontières académiques entre les disciplines, forger des paradigmes nouveaux et concevoir des pratiques scientifiques nouvelles. De nouveaux paradigmes supposent que soient élaborés théories, concepts, notions de base, objectifs scientifiques nouveaux adaptés à la nature de nos défis, sans quoi on continuerait à jouer le jeu des premiers venus sur le champ de la science, en l’occurrence l'Occident dont la partialité en sciences sociales n'est plus à démontrer. C'est donc une question de vie ou de mort.

La nouvelle logique méthodologique devra conduire à un corpus cohérent de connaissances qui mène à la convergence des actions concertées vers la réalisation des buts sociaux déterminés. Le but de cette intercompréhension est, comme le dit J. Habermas, « de parvenir à un accord qui conduise à la communauté intersubjective de la compréhension réciproque, du savoir partagé, de la confiance réciproque et de la convergence des vues»[17]. Personne n'ayant le monopole de la vérité, il faut désormais, à tout prix, éviter l'appropriation ou la privatisation de la connaissance par une catégorie des personnes (les savants occidentaux) qui s'estimeraient dès lors en droit d'imposer leurs points de vue, même erronés, aux autres (la lumpen intelligentsia africaine). Ainsi que le dit R. Aron, parlant des sociétés industrielles, « la vérité humaine des sociétés modernes est la communication, accord, rivalité ou conflit. Or, pour que les sociétés hétérogènes acceptent le dialogue entre les groupes... il faut, non pas qu'aucun groupe ne prétende détenir la vérité ultime, du moins qu'aucun n'ait un pouvoir suffisant pour imposer par la force l'obéissance à la vérité qu'il tient pour ultime. Le dialogue s'arrêterait si personne n'aspirait plus au vrai. Il s'arrête aussi le jour où un homme ou un groupe a la capacité de rendre obligatoire pour tous sa version particulière de la vérité ».[18]

4. Engagement du chercheur pour une recherche sociale citoyenne, utile et utilisable

C'est ici que nous posons sans complexe le problème de l'engagement du chercheur. Émile Durkheim, le constructeur de la sociologie moderne écrivait : « Nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu'un intérêt spéculatif » et, donc, non utilisables socialement.

On ne peut clore une réflexion sur les sciences sociales en Afrique sans parler de leur utilité sociale. La science pour la science constitue un luxe dont ne peut se contenter l’élite africaine. C’est autant dire que la science doit être au service de la société, dans la mesure où elle doit servir à relever les nombreux défis qui se posent à elle. Toute recette, toute stratégie, toute solution qui ne serait pas le fruit des réflexions scientifiques est présumée conduire à l’échec.

Les sciences des faits sociaux donnent à la compréhension desdits faits une autre dimension par rapport au sens commun. Et leur utilité dans un pays ayant dès le départ été soumis à une prédation-extraction inégalée, s’avère cruciale, car il faut reconstituer l’histoire de la colonisation dans toute sa complexité pour comprendre les engrenages socio-économiques, politiques et culturels dans lesquels sont enchaînés les pays d’Afrique en général et singulièrement la RDC, et qui les condamnent à un sous-développement chronique.

Dès ses premiers contacts à partir du XVe siècle avec les étrangers arabo-musulmans à l’Est et les Portugais à l’Ouest, tous les procédés de domination-exploitation toujours en cours ont été ainsi institués en RDC. Malheureusement, ces pratiques seront poursuivies, consolidées et complexifiées aux contacts au XIXe siècle avec les Occidentaux durant la meurtrière colonisation. L’accession à l’indépendance nominale ne changera rien. Bien au contraire, ces liens inégaux seront maintenus et renforcés, aidés en cela par les inconsciences locales dès la prise de pouvoir par les autochtones formatés à l’acceptation de la domination occidentale, globale et globalisante.

Si Patrice Lumumba en avait appelé à une réelle réécriture de l’histoire du pays, c’est parce que celle-ci fut (et l’est encore et toujours) l’œuvre des dominants étrangers qui ont pris la précaution d’occulter délibérément les mécanismes mis en place pour coloniser indéfiniment l’Afrique. C’est ce qui justifie des orientations idéologiquement colorées des sciences sociales, que l’on continue à enseigner dans nos universités et grandes écoles. Ces sciences à connotation coloniale, je les ai toujours qualifiées d’antisciences, d’antisociales et de contreproductives, dans la mesure où elles sont élaborées sur base des paradigmes épistémologiques qui privilégient les intérêts coloniaux et néocoloniaux.

Nos recherches en sciences sociales, nous les voulons africaines. Cela implique inexorablement que soient démystifiées, autant que possible, les perceptions occidentales de nos réalités. Il faut démontrer comment l’environnement, pas seulement interne, mais aussi et surtout externe, influence les actions politiques de manière déterminante. Par exemple, les productions scientifiques occidentales présentent les situations chaotiques généralisées des Etats africains comme conséquences des mégestions internes. Pourtant, les tactiques occultes extérieures continuent à tenir en étau les dirigeants politiques africains, si bien que j'ai eu à qualifier les Etats africains d’Etats-bébés.

D’où l’impérieux devoir des intelligences africaines éclairées de prendre leurs responsabilités historiques de réécrire l’histoire de l’Afrique, continent ayant subi les pires exactions et violations des droits humains, mais qui survit grâce à la solidité physique de ses autochtones tant noirs qu’arabes. C’est l’unique voie pour décoloniser la vision africaine de l’histoire et de penser imaginer des voies et moyens de faire émerger nos Etats. Les Africains intéressés aux recherches sociales ont ce devoir citoyen de démonter, voire de dynamiter l’architecture pseudo-scientifique coloniale afin que ces visions fausses devenues vraies par la force des choses, cessent d’être douloureusement consommées.

Les sciences sociales, je les imagine libératrices. Elle doivent servir à réorienter les connaissances pour des actions pensées en vue de l’émergence des Etats d’Afrique qui n’est encore qu’un rêve, certes un beau rêve, qui n’est encore qu’un rêve, mais qui ne restera qu’un beau rêve tant qu’on ne l’aura pas encore réalisé.

Car le savoir social ne peut constituer une force que s’il justifie des capacités nouvelles, s’il fonde un pouvoir nouveau, une puissance nouvelle susceptible d’éclairer, d’appuyer ou de dynamiser les acteurs sociaux dans leurs actions visant à réaliser les idéaux d’harmonie recherchée (qui peut s’appeler développement, ou mieux-être, ou progrès, ou croissance, ou équilibre des forces, ou amélioration des conditions d’existence, ou lutte des classes ou (pourquoi pas ?) puissance...) dans une société historiquement déterminée.

Aussi, les conjonctures de crise, pour reprendre les mots de B. Verhaegen, « conduisent à la prise de conscience politique, à la lutte et au changement. C’est pendant la crise que se nouent les contradictions, que l’unité des différents niveaux (économique, politique et idéologique) des pratiques sociales apparaît et que la lutte politique éveille et finalise la conscience des acteurs »[19]. L’impasse dans laquelle se trouvent plongées les connaissances produites face à une crise rebelle et le blocage actuel de la recherche scientifique en sciences sociales sur l’Afrique en général et le Congo en particulier nécessitent que l’on s’interroge sur la validité des méthodes classiques.

5. Sur le choix de la méthode: pour l'anarchisme méthodologique

L’objectif est donc d’asseoir de nouvelles pratiques méthodologiques susceptibles de conduire à la production des savoirs libérateurs et transformateurs des sociétés. Les théories et méthodes en vogue ne peuvent s’ériger comme seules valables en tout temps et en tout lieu, car elles ont été produites et ont évolué dans des conditions appropriées. Les politiques publiques basées sur les paradigmes dominants (positivistes ou critiques) n’ont eu comme effet que de consolider ou mieux d’aggraver le statu quo toujours insupportable pour les sociétés et couches sociales défavorisées. On n’a, pour s’en convaincre, qu’à se référer aux fiascos successifs des thérapeutiques administrées à nos sociétés plus moribondes par les Institutions internationales (en particulier les financières de Bretton Woods et, actuellement, de l’OMC), imputables qu’à l’invalidité de leurs assises théoriques.

Il y a donc grand intérêt à critiquer ces paradigmes

« inappropriés pour l’Afrique parce qu’ayant été définis dans des contextes particuliers (qui se trouvaient être européen/nord-américain, colonial-impérialiste, raciste et sexiste) ; et leurs principes théoriques et méthodologiques en ont été influencés. Par conséquent, les formes de connaissances issues des ces principes et méthodologies sont également empreintes de la même influence ». Sans nier l’importance des connaissances produites dans ces cadres méthodologiques, «l’intérêt de la critique de ces paradigmes est de souligner en quoi ils sont limités, tendancieux et inadéquats, pour en adopter ou changer les cadres, afin de dégager de nouvelles possibilités et alternatives de développement... Leur existence constitue un obstacle à la liberté d’élaborer d’autres paradigmes plus conformes à nos réalités et besoins ».[20]

Par contre, un autre courant de pensée considère que la connaissance dite scientifique, au sens de Comte, ne doit sa supériorité par rapport aux autres formes de connaissance qu’en raison du recours à des méthodes dites de recherche scientifique. Or, prévient Feyerabend[21], à ce sujet, l’histoire des sciences renseigne sur les limites des prétentions méthodologiques rigoristes. En effet, certaines grandes découvertes ont été réalisées, de même que certaines théories ont été élaborées grâce à de fécondes violations des sacro-saintes règles de la méthodologie scientifique, si chère à la rationalité scientifique.

Ainsi que l’écrit Lecuyer parlant de la création de nouvelles théories grâce au non-respect des règles méthodologiques, « l’insistance à respecter ces règles n’aurait pas amélioré les choses, mais bloqué tout progrès… Conclusion : les principes méthodologiques sont simplistes. Chacun d’eux a été violé une ou plusieurs fois, et avec profit, dans l’histoire des sciences… La méthode scientifique, la rationalité ne sont que de vaines idoles ». Pour l’anarchisme épistémologique (dit aussi dadaïsme) de Feyerabend, qui aimait dire : « Laissez mille fleurs s’épanouir… Tout est permis », note Ntambwe Tshimbulu., « la pluralité des paradigmes ou de contextes théoriques dont dépendent aussi bien la signification et l’interprétation des concepts que les énoncés d’observation autorise chaque chercheur à poursuivre son programme de recherche selon ses inclinaisons personnelles. Cette conception est revigorée par l’incommensurabilité des paradigmes et le rejet de toute règle générale nuisible au progrès de la science »[22]. 

Dans le même ordre d’idées, Jean Bricmont signale que les bouleversements conceptuels dans la science du Vingtième Siècle ont mis en question la métaphysique cartésiano-newtonnienne qui consiste à tenir pour vérité indubitable le fait que les phénomènes naturels sont extérieurs à la conscience des hommes et que l’on peut mieux les comprendre à travers les lois physiques éternelles dont les hommes peuvent extraire des connaissances fiables « en suivant des procédures objectives et les contraintes épistémologiques de la (soi-disant) méthode scientifique ».

Se fondant sur les critiques de l’histoire et de la philosophie des sciences ainsi que sur les critiques féministes et post-structuralistes qui ont démystifié le contenu de la pratique scientifique occidentale dominante, révélant l’idéologie de domination cachée derrière la façade de l’objectivité, Bricmont poursuit : « Il est ainsi devenu de plus en plus clair que la réalité physique, tout autant que la réalité sociale, est fondamentalement une construction linguistique et sociale ; que la connaissance scientifique, loin d’être objective, reflète et encode les idéologies dominantes et les relations de pouvoir de la culture qui l’a produite, que les assertions de la science sont, de façon inhérente, dépendantes de la théorie et auto-référentielles, et par conséquent, que le discours de la communauté scientifique, malgré sa valeur indéniable, ne peut pas prétendre à un statut épistémologique privilégié par rapport aux narrations contre-hégémoniques émanant de communautés dissidentes ou marginalisées ».[23]

Il en résulte une relativisation de la portée réelle des méthodes scientifiques classiques prises pour absolument incontournables, même s’il peut paraître déraisonnable de nier le fait que les sciences exactes, à travers ses découvertes et ses applications technologiques, offrent au moins une certaine certitude que les principes méthodologiques utilisés restent relativement fiables. Contre le monisme méthodologique, « certains secteurs des sciences humaines sont dominés par l’idée que l’homme est à ce point différent du reste de la nature que seules les méthodes radicalement non scientifiques peuvent permettre de le comprendre »[24]

Il y a donc lieu de prendre également en compte les savoirs issus de canaux autres que ceux des sciences bâties sur le strict respect des méthodes scientifiques connues. A ce sujet, parlant de ses collègues, le philosophe B. Russel dit : « Ils admettent volontiers que l’intellect humain est incapable de trouver des réponses définitives à de nombreuses questions fort importantes pour l’humanité, mais ils refusent de croire qu’il existe une ‘plus haute’ façon de connaître, grâce à laquelle nous pouvons découvrir des vérités cachées à la science et à l’intellect »[25].

A cet effet, H. Jane a opéré une classification des sciences ( et ce parmi tant d’autres) en distinguant les sciences newtoniennes, des sciences prigoginiennes. Les premières s’occupent des phénomènes naturels, répétitifs, réversibles, relativement simples et soumis au déterminisme. Ces sciences newtoniennes, elles-mêmes, s’accommodent de moins en moins des exigences méthodologiques, telles la distance nécessaire entre l’observateur et l’observé, la pure objectivité contre la subjectivité, la vérité scientifique indiscutable, la soumission à un déterminisme quasi- absolu… Ainsi que le dit Bricmont à propos du déterminisme scientifique, « même si les lois physiques fondamentales étaient parfaitement déterministes, notre ignorance nous forcerait à introduire un grand nombre de modèles probabilistes pour étudier les phénomènes à d’autres niveaux comme le gaz ou les sociétés »[26].

Par contre, les sciences prigoginiennes tiennent du principe de Prigogine selon lequel les phénomènes qui forment la réalité sont irréversibles, indéterminés, probables, aléatoires, complexes… et par conséquent, ne se prêtent pas à des approches trop rigoristes. Les phénomènes prigoginiens, dont font partie les faits sociaux, sont des phénomènes complexes. Or, note Rezsohazy, « plus nous nous éloignons du fait simple pour aller vers des faits toujours plus complexes, plus la part de la construction devient grande, plus l’élaboration théorique joue un rôle important »[27].

Les sciences sociales ne peuvent donc pas espérer légitimer leur scientificité en copiant les méthodologies des sciences newtoniennes et en en important les concepts. « La biologie ne s’est pas développée en ‘singeant’ la physique, mais en développant ses propres concepts (p. ex. la sélection naturelle)... Il n’y a pas de ‘balle magique’ en sciences : importer les concepts peut être utile mais ce n’est pas un substitut à des travaux de longue haleine ou à la vérification des théories grâce aux expériences et aux observations »[28]. Il faut donc, pour le chercheur en sciences sociales, éviter l’obsession de se conformer de manière scrupuleuse voire maladive aux dogmes et orthodoxies méthodologiques classiques.

Conclusion

En guise de conclusion, j’affirme que le chercheur doit se constituer, selon les mots d’Edgar Morin en observateur-concepteur. Cette notion rend pertinente la permanence de la vigilance épistémologique à chaque instant du travail scientifique, considéré  comme un exercice permanent d’observation, de construction et de reconstruction des connaissances sur des faits sociaux eux-mêmes soumis à une dynamique, et non comme la production des solutions épistémologiques absolument définitives. L’observateur-concepteur doit être un penseur autonome, autonomie signifiant, « dans le domaine de la pensée, l’interrogation illimitée, qui ne s’arrête devant rien et qui se remet elle-même constamment en cause »[29].

Dans le même ordre d’idées, B. Verhaegen écrit :

 « Nous pensons que la critique méthodologique doit se poursuivre consciemment tout au long de la recherche concrète et de l'effort théorique. Ceci pour deux raisons : la première, c’est qu’il n’y a pas, en sciences sociales, de connaissances définitivement acquises, ni de théories s’imposant de manière absolue. Il ne saurait donc y avoir a priori que des méthodes imparfaites. En second lieu, il existe une relation de dépendance entre la méthode et la recherche pratique qui n’est généralement pas reconnue : si on admet que la recherche est conduite en fonction d’options méthodologiques qui en influencent le cours et les résultats, on ignore la relation inverse : l’exercice d’une méthode au cours d’une recherche modifie à son tour les options méthodologiques de départ soit dans le sens d’une clarification et d’une plus grande prise sur la réalité, si la recherche a abouti à une meilleure connaissance de l’objet, soit dans le sens d’un rétrécissement du champ méthodologique et d’une perturbation de sa valeur, si l’opacité des phénomènes sociaux n’a pu être dissipée par l’éclairage méthodologique, ce qui est généralement le cas. Nous voulons dire par là que tout savant qui ne considère pas sa méthode comme une variable en partie dépendante de sa propre recherche, est amené à transformer ses options méthodologiques en idéologie dans la mesure où la réalité sociale s’avère résistante à la démarche de connaissance ou travestie par ses résultats »[30].

On perçoit dès lors le danger de rester figé dans une option méthodologique donnée, en niant toute possibilité d’émergence de méthodologies alternatives. A ce sujet, je vous convie instamment à la lecture de l'ouvrage collectif intitulé Terrain et exigences méthodologiques écrits par une équipe des chercheurs de l'Université de Kinshasa sous la direction d'Héritier MAMBI Tunga Bau et de Philémon MWAMBA Mubunda.[31]

 

 



* Ce texte est fait de larges extraits mis à jour d'Emile BONGELI Yeikelo ya Ato, Sociologie et sociologues africains. Pour une recherche sociale citoyenne au Congo-Kinshasa, L'Harmattan, Paris, 2001.

[1] Cf. J. KANKWENDDA Mbaya, , « Problèmes de la recherche en science économique au Zaïre », Discussion Paper, CIEDOP n°03/1977 ; IDEM, Marabouts ou marchands du développement en Afrique, L’Harmattan, Paris, 2000 ; IDEM, L’économie politique de la prédation au Congo-Kinshasa : des origines à nos jours (1885-2003), ICREDES, Washington-Montréal-Kinshasa, 2005.

[2] Cf. L. A. KABEYA Tshikuku, Épistémologie et méthodologie économiques. Aperçu critique à l'usage des chercheurs en Afrique, Editions Mélibée, Toulouse, 2018.

[3] BRYANT, cité par F. SEGUIN-BERNARD et J.-F. CHANLAT, L’analyse des organisations : une anthologie sociologique, Tome I, Ed. Préfontaine inc., Québec, 1983, p.6.

[4] T. KUHN, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, Paris, 1983, résumé par J. DENIZET, Le dollar. Histoire du système monétaire international, Fayard, Paris, 1985, p. 226.

[5] M. Van DORMAEL, « De l’utilité d’un modèle de référence pour guider la recherche en systèmes de santé : illustration à partir du modèle de référence du système de santé intégré », in W. Van LERBERGHE et X. de BETHUME, « Intégrations et recherche, Studies », in Health Services Organisation and Policy, 8, 1998, Anvers, pp. 175-187.

[6] E. BONGELI Yeikelo ya Ato, Sociologie et sociologues africains. Pour une recherche sociale citoyenne au Congo-Kinshasa, L'Harmattan, Paris, 2001., pp. 16-18.

[7] F. SEGUIN-BERNARD et J.-F. CHANLAT, op. cit., p. 7.

[8] K. MARX, « Thèses sur Feuerbach », in K. MARX, Œuvres III. Philosophie, édition établie, présentée et annotée par Maximilien Rubel, Gallimard, Paris,1982, p.1033.

[9] C. JAVEAU cité par F. SÉGUIN et J.-F. CHANLAT, op. cit., p.37.

[10] Ibidem.

[11] F. BARLEAU, Les mutations désordonnées de la société française, in La Recherche, n° 232, Vol. 22, Mai 1991, pp. 682-688.

[12] Ce paradigme a été décliné par E. BONGELI Yeikelo ya Ato, op. cit.

[13] Cf. L. A. KABEYA Tshikuku, op. cit..

[14] Cf. R. ARON, La lutte des classes: nouvelles leçons sur les sociétés industrielles, Gallimard, Paris, 1967, p. 247.

[15] Lire à ce sujet toute la littérature marxiste portant sur l’Etat.

[16] Cf. E. BONGELI, Sociologie politique. Perspectives africaines, L'Harmattan, Paris, 2020.

[17] J. HABERMAS, Logique des sciences sociales, PUF, Paris, 1987, p. 331, cité par R. ARON, op. cit., p. 366.

[18] R. ARON, op. cit., p.366

[19] B. VERHAEGEN, « Sources et méthodes de l’Histoire Immédiate », in Cahiers d’actualité sociale, IRSA (Institut de Recherches Sociales Appliquées), Université de Kisangani, FSSPA, juillet 1984, p.8.

 

[20] AYESHA Iman et AMINA Mama, « Limitation ou élargissement de la liberté académique :  la responsabilité des universitaires », in M. DIOUF et M. MANLAMI, op. cit., pp. 82-123, pp. 88-89.

[21] Cf. FEYERABEND,  Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, Paris, 1979.

[22] R. NTAMBUE Tshimbulu, La critique africaine de la techno-science : concepts, courants et structure, Bruylant-Academia, Louvain-la-Neuve, 1998, p.23.

[23]J. BRICMONT,  « Impostures intellectuelles : quelques réflexions sur l’épistémologie et les sciences humaines », in Haalt de psychotherapie de 21ste eeuw, Garant, Leuven, 1999 (Version électronique, pp. 10-11).

[24] IDEM, « Qu’est-ce que le matérialisme ? », Revue Electronique de sociologie.

[25] B. RUSSEL, The Basic Writtings of Bertrand Russel, Routledge, Londres, 1992, pp. 306-307, cité par Ibidem.

[26] J. BRICMONT,  art. cit., p. 16.

[27] REZSOHAZY  cite par Ibidem.

[28] Ibidem.

 

[29] C. CASTORIADIS, « L’individu privatisé », in Le Monde Diplomatique, février 1998, p. 23, Version électronique (http://www.mondediplomatique.fr.1998/02/castoriadis/10046.html.

[30] B. VERHAEGEN, «  Méthode et problèmes de l'Histoire Immédiate », Cahiers économiques et sociaux, Vol. VIII, n° 3, Sept. 1970, pp. 471-488.

[31] Cf. Ph. MWAMBA Mumbunda et H. MAMBI Tunga-Bau (dir), Terrain et exigences méthodologiques, LHarmattan, Paris, 2016.