Puisque dans les sociétés humaines les changements majeurs sont souvent provoqués par des facteurs tels que la guerre, la crise économique, le changement climatique, le mouvement social et les pandémies, il importe de penser l’incidence des foules sur l’État et la démocratie en contexte d’exposition des institutions publiques à l’affaiblissement dû à l’enchevêtrement de la crise morale, celle qui se réfléchit dans la corruption systémique et la perversion des gouvernants, et de la crise économique aggravée par la gestion aléatoire de la pandémie de la Covid-19.

Prendre au sérieux les foules en période des crises

 

Emmanuel M. Banywesize

Philosophe et sociologue

Professeur des universités

Secretary for Outreach to the French-Speaking Africain Academic Communities

(Caribbean Philosophical Association)

 

 

      Puisque dans les sociétés humaines les changements majeurs sont souvent provoqués par des facteurs tels que la guerre, la crise économique, le changement climatique, le mouvement social et les pandémies, il importe de penser l’incidence des foules sur l’État et la démocratie en contexte d’exposition des institutions publiques à l’affaiblissement dû à l’enchevêtrement de la crise morale, celle qui se réfléchit dans la corruption systémique et la perversion des gouvernants, et de la crise économique aggravée par la gestion aléatoire de la pandémie de la Covid-19.

 

Surgissement des foules et actions politiques incertaines

 

      Mercredi, 24 juin 2020, dans un pays qui s’est proclamé à la fois république et démocratie visant la construction d’un État de droit pour garantir le vivre-ensemble et la vie bonne pour tous ses citoyens, la République démocratique du Congo, les réseaux sociaux rependent la rumeur selon laquelle trois propositions de lois de réforme du système judiciaire, déposées par deux députés nationaux, sont en instance d’être votées par le parlement majoritairement dominé par les acteurs politiques de l’ancien pouvoir. Ces lois participeraient à soumettre les magistrats du parquet aux interférences intempestives du ministre de la justice et, au demeurant, aux jeux et intérêts politiques partisans. Des foules déferlent sur les avenues et boulevards de la capitale, et convergent vers le Palais du peuple, siège de l’institution législative, pour empêcher le vote et, le cas échéant, déloger les députés. Alors qu’elles gonflent aux abords du parlement, des badauds vandalisent des biens (voitures, résidences, immeubles) identifiés comme appartenant aux députés initiateurs des propositions de lois contestées ou des politiques et journalistes qui auraient apporté quelque soutien. Ceux-ci passent pour des victimes collatérales, sinon des boucs émissaires des pratiques qui pourraient être interprétées comme des formes de persécutions collectives ou de persécutions à résonnance collective, à tout le moins dangereuses pour le vivre-ensemble et pour l’État en tant qu’instance d’organisation et de gestion de la communauté historique sur un territoire bien défini.

      Condamnant les violences contre les personnes et les biens privés, la parole officielle a interprété ces manifestations comme l’expression d’une colère compréhensible du peuple attaché à « un véritable État de droit ». Ce désir, considère-t-elle, ne peut être contrarié par quelques initiatives législatives qui, plutôt que de privilégier « l’intérêt de la nation ainsi que la paix sociale »[1], contribueraient à diviser le corps social ou à porter atteinte aux principes d’organisation et du fonctionnement des institutions de la République.  

      La parole publique laisse entrevoir, en filigrane, l’existence des tensions entre le législatif et l’exécutif, d’une part, et la divergence d’intérêt entre les citoyens et leurs représentants, autre part. Le rôle du Magistrat suprême consisterait à contenir ces tensions et à prévenir leurs effets indésirables en jouant à l’équilibrisme politique. Dans le ton et le contenu, la position du Gouvernement contraste avec celle de la Présidence, en ceci que le Gouvernement juge les événements inqualifiables, instruit le ministre de la justice d’engager des poursuites judiciaires contre les personnes interpelées et celles qui, grâce aux recherches du ministère de l’intérieur, seront arrêtées. On peut s’apercevoir alors que l’on est dans un jeu à trois dont l’issu est incertain, imprévisible, dans la mesure où dans le champ politique, l’action est toujours prise dans une double complexité : elle dépend à la fois de l’acteur (initiateur) et de l’environnement dans lequel elle se déroule de sorte que ses effets ne sont pas totalement prévisibles.

      En réaction aux manifestations populaires qui seraient l’œuvre d’une « majorité populaire constituée d’une milice », certains partis de la majorité parlementaire ont appelé, en paraphrasant Charles Pasqua, à « terroriser les terroristes ». Une manière implicite de signifier qu’ils [ces partis] se réservent, le cas échéant, l’option d’opposer la violence à la violence, puisque le « pays appartient à tout le monde »[2]. Les forces de l’Ordre, par l’entremise d’un officier supérieur, ont affirmé sur le vif que le peuple a parlé le même langage que la police, et que devait être entendue la demande de retrait des propositions des lois.    

      On n’est pas seulement en présence d’actions d’acteurs législatifs et extra-législatifs, mais aussi de celles de foules et de divergence de postures entre, d’une part, la Présidence et le Gouvernement, et, d’autre part, entre la police et l’institution législative.

 

L’histoire apprend-t-elle quelque chose ?

 

      L’histoire politique du Congo montre, entre autres, que les foules se constituent lorsque, transfigurés ou préoccupés par leurs avantages matériels et leur avenir politique et économique, les gouvernants deviennent sourds ou indifférents aux conditions existentielles des citoyens du monde d’en-bas. La violence devient l’ultime langage de ceux que l’on ne veut pas écouter ou de ceux dont on nie la capacité de savoir articuler ce qu’ils veulent pour leur propre bonheur. Pourtant leur désir de vie bonne est maintes fois affirmé dans des cris éplorés : « Bana nabiso bazo souffrir, or que bango [les députés] bazo lala kaka pongi na parlement…bazo senga babakisela bango mbongo… Bato bazo souffrir na mboka » ; « Tokofanda awa ti tango bakokende…Tolingi mboka etongama, bato bafutama malamu mpo batika kokufa lokala bangungi »[3]. Des telles revendications entendues dans les foules à Kinshasa, Lubumbashi et Mbuji-Mayi sont fort explicites. Quels que soient le lieu et la langue, elles traduisent à la fois les attentes des citoyens et la rupture de confiance entre ceux-ci et les représentants politiques. Les foules ne naissent pas donc ex-nihilo et ne sont pas toujours benêts.    

      Le philosophe René Girard a montré qu’en période des crises qui entraînent l’affaiblissement des institutions publiques, la tendance observable dans la société est la formation des foules, c’est-à-dire « de rassemblements spontanés, susceptibles de se substituer entièrement à des institutions affaiblies ou d’exercer sur celles-ci une pression décisive »[4]. Faute d’être contrôlées, les actions des foules peuvent faire basculer la société dans un état de persécutions collectives, signifiant les violences commises par des foules meurtrières parfois encouragées par une opinion publique surexcitée et inconsciente de la double complexité de l’action dans le champ pratique. Les événements de Kinshasa, Lubumbashi et Mbuji-Mayi, consécutifs aux propositions des lois de réforme du système judiciaire perçues comme de moyens d’énerver l’indépendance de la justice et de soumettre celle-ci aux jeux et intérêts politiques partisans pour soustraire certains personnes à d’éventuelles actions judiciaires, peuvent-ils être considérés comme sporadiques ou annonciateurs de la constitution irréversible des foules qui seraient manipulées par des groupes antagonistes autour du contrôle, de gestion et conservation du pouvoir politique ? De telles foules, par ailleurs désabusées par les promesses de vie bonne ajournée, pourraient-elles résister à la tentation de s’adonner aux actes de persécutions collectives ou des persécutions à résonnance collective qui pousseraient l’armée à sortir de la caserne pour refaire l’expérience des années 1960 : neutralisation des acteurs politiques antagonistes, dissolution du parlement et du gouvernement, suspension de la Loi fondamentale et ouverture d’une période de transition politique au motif de restaurer l’Ordre, la sécurité et la bonne gouvernance ? Après tout, les menaces contre l’État, la cohésion sociale et la pérennité de la république ne sont pas seulement externes, mais aussi internes.

      L’impression la plus vive est celle d’une désarticulation de la politique et, ce faisant, de la vie sociale que celle-ci permet d’organiser. La politique ne désigne-t-elle pas une manière libre de vivre ensemble, la Cité étant le cadre de réalisation de la vie sociale libre ou politique ? Ainsi la politique vise à promouvoir les conditions d’une vie bonne pour toutes les composantes de la Cité, et pas seulement pour quelques segments. Elle lutte alors contre toutes les formes de barbaries qui se coalisent contre ce souverain bien ou qui participent à instaurer le règne de l’arbitraire qui sape la cohésion sociale. L’arbitraire ouvre la voie à l’anomie et à l’indifférenciation des ordres culturels. Or, et pour le dire avec le moine portugais Fco de Santa Maria, « dès que s’allume dans un royaume ou une république ce feu violent et impétueux, on voit les magistrats abasourdis, les populations épouvantées, le gouvernement politique désarticulé. La justice n’est plus obéie ; les métiers s’arrêtent ; les familles perdent leur cohérence, et les rues leur animation. Tout est réduit à une extrême confusion. Tout est ruine »[5].

 

Veiller au mieux vivre-ensemble apaisé et ouvert à un avenir partagé

 

      Dès lors, il importe de travailler à bien penser l’intérêt général et les conditions qui favorisent le mieux vivre-ensemble apaisé et ouvert à un avenir partagé. Il importe de prendre conscience que nos choix politiques et économiques engagent notre responsabilité. Nous avons coutume de considérer quelqu’un comme responsable seulement d’actes passés dont il est reconnu être l’auteur et que l’on peut lui imputer. Nous sommes responsables du périssable, à savoir la biodiversité, l’humain et la Cité dont nous devons garantir la pérennité. Ainsi, notre responsabilité est tournée vers le futur. C’est que nous rappelle les vers de l’hymne national – Débout Congolais : « Nous bâtirons un pays plus beau qu’avant/ Dans la paix/(…) Congo ! Nous peuplerons ton sol et nous assurerons ta grandeur ». Il n’est pas possible de concrétiser ce « serment de liberté » sans une politique qui permette à chaque citoyen(ne) de vivre bien, en paix, dans dignité, protégé(e) par l’État qui ne doit ni dominé ni avachi par une oligarchie portée par la puissance de la parenté et la puissance de l’argent. Puisque nous avons choisi d’être une démocratie, c’est-à-dire une organisation politique qui récuse le monopole des puissances de la filiation et de de l’argent pour faire place à la puissance du peuple érigé en détenteur de la souveraineté. La reconnaissance de la puissance du peuple fait de la démocratie, pour paraphraser Jacques Rancière, non pas la forme de gouvernement qui permet à l’oligarchie de régner au nom du peuple, ni la forme de société réglée par le pouvoir de la marchandise, mais plutôt l’action qui sans cesse arrache aux gouvernements oligarchiques le monopole de la vie publique et à la richesse la toute-puissance sur les vies. La démocratie est puissance qui doit s’affirmer contre la confusion de ces pouvoirs en une seule et même loi de la domination[6]. Le peuple peut donc objecter les gouvernants et leur mode de gestion de la république. Les divergences ne devraient pas se solder dans les violences et le désastre.

      En affirmant notre autodétermination et en opérant librement des choix politiques et économiques, nous devons en même temps assumer notre responsabilité. Nous ne pouvons plus continuer à nous « défausser sur les autres, sur le colonisateur parti mais présent, sur la pression et les complicités internationales, sur le voisin qui instrumentalise un pouvoir qu’il contrôle par le sang, sur la soi-disant pauvreté qui contraindrait à des choix irrationnels. Non ! Notre destin, notre espace commun, notre vivre-ensemble, celui de nos enfants et de nos descendants est entre nos mains. En serons-nous dignes ? »[7] Sans doute, si nous faisons le pari de penser ensemble et d’asseoir la politique de l’humain qui promeut la dignité de l’homme, de tout homme, le vivre-ensemble et la vie bonne pour tous comme valeurs suprêmes et incessibles. Ces valeurs nous obligent, dans la symbolique de la faille, d’empêcher l’avènement de ce qui se donne comme un danger, à savoir la faillite sociale. Et en cette période où nous sommes confrontés à la pandémie de covid-19 qui induit une crise économique dévastatrice des vies prises dans la nasse des violences symboliques, de la précarité et de la pauvreté, « cela se dit aussi comme obligation de conscience, et urgence politique pour investir à nouveau les contraintes et titres d’une succession ratée. Recommencement donc d’un devoir, et celui-ci peut s’articuler adéquatement dans une double herméneutique, celle de la faute et de la promesse »[8].

      Tel est, me semble-t-il, le défi urgent à relever pour pérenniser la république, la démocratie et le vivre-ensemble dans la paix et la sécurité. Sinon, attendons-nous au déchaînement des crises d’où surgira l’imprévisible.                

       

 

 



[1] Cf. Communiqué de la Présidence de la République.

[2] Cf. le « Communiqué du PPRD » publié à Kinshasa le 24 juin 2020.

[3] Traduction du lingala en français : « Nos enfants souffrent, or que les députés passent tout leur temps à dormir au parlement… ils demandent plus d’argent pendant que les gens souffrent dans le pays », « Nous observerons un sit-in jusqu’à leur départ… Nous voulons que le pays soit construit et que les travailleurs soient bien payés pour qu’ils cessent de mourir comme des mouches ».

[4] René Girard, Le bouc émissaire, Paris, Grasset et Fasquelle, 1982, p. 21.

[5] Fco de Santa Maria, cité par René Girard, op. cit., p. 22.

[6] Cf. Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, p. 105-106.

[7] Emmanuel Malolo, « Préface : L’histoire enseigne-t-elle jamais quelque chose ? », Charles-Zacharie Bowao, La tragédie du pouvoir. Une psychanalytique du slogan politique, Paris, Dianoïa, 2015, p. 9.

[8] Valentin Yves Mudimbe, « Préface », Kasereka Kavwahirehi, L’Afrique, entre passé et futur. L’urgence d’un choix public de l’intelligence, Bruxelles, Peter Lang, 2009, p. 18-19.