PREFACE

De l’Homocentrisme à la philosophie de la culture

 

Préfacer un ouvrage, c’est le situer dans le contexte de sa production historique, social et culturel ; c’est aussi circonscrire ses enjeux théoriques et scientifiques dans le champ du savoir ; c’est enfin en tirer quelques leçons qu’enduit sa lecture.

L’ouvrage de Paul Messi apparait à un moment où l’humanité est confrontée à une crise sanitaire la plus aigüe de son histoire : la Covid-19. Cette pandémie, aux effets dévastateurs, a détruit de vies humaines et plongé l’humanité dans une angoisse profonde. Elle a paralysé toutes les économies du monde, surtout celles des pays pauvres, déjà mises en mal par les processus cumulés de la mondialisation et de la globalisation. Elle sévit partout et de partout à tel point qu’aujourd’hui l’humanité en appelle à la solidarité agissante sans tenir compte des appartenances raciales, religieuses et idéologiques. Alors endiguer la crise signifie faire appel à l’apport de tout homme là où il est, tel qu’il est, avec ce qu’il a comme tares et avatars. Cet élan de solidarité ne peut avoir pour nom et comme principe que l’Homocentrisme[1]. Voilà la première leçon que je tire de cet ouvrage.

         Paul Messi, en faisant graviter toute son argumentation autour de ce concept dans le cadre de la philosophie africaine, a bien compris la préoccupation du philosophe congolais Louis MPALA Mbabula. La singularité des expériences historiques diverses demeure une réalité incontournable, et qu’on peut tirer de chacune d’elles des normes d’intelligibilité susceptibles d’assurer, comme V.Y. Mubimbe l’a écrit, une complémentarité hominisante aux différentes catégories d’hommes. C’est là que Paul Messi rend pertinente cette idée du philosophe congolais : l’élévation de la philosophie doit se conjuguer avec le pronom personnel « JE » sans se diluer dans le NOUS collectif. Le JE est celui de la responsabilité et de son engagement singulier à la philosophie au pluriel, celle des discours pluriels, pour un discours qu’on appelle Philosophie.

         A travers cette philosophie mpalaéienne Paul Massi fait reposer le projet philosophique sur la pluralité des rationalités et des rationalités plurielles. L’universalisme philosophique et culturel que véhicule l’Occident est mis en crise. La philosophie africaine ne peut avoir pour aboutissement des conceptions du monde des penseurs européens ou autres, et ne peut pas prétendre que nous sommes [nous Africains] cet aboutissement. C’est pourquoi chez Louis MPALA Mbabula, la philosophie se comprend en termes de la vie qu’il faut vivre ; et que « tout vrai homme est sensé se poser des questions sur son existence ». Une vision totalement existentielle que Paul Messi fait découler de l’Homocentrisme. Voilà la deuxième leçon que je retiens de cet ouvrage.

         Véritable fil d’Ariane qui permet de pénétrer dans le labyrinthe de l’ouvrage philosophique de Louis Mpala Mbabula, l’Homocentrisme postule, sur le plan méthodologique, l’approche parémiologique, et celle dite des batterie-parémiologique, fondée sur la métaphore de l’Arbre. Ces deux approches ont pour objet les proverbes, la parémie. Paul Messi, à la suite d’Hubert Mono Ndjana, définit celle-ci comme un dépôt ou soubassement de la sagesse ancestrale. Louis Mpala Mbabula considère cette approche comme une des démarches idoines pour percer, à sa manière, le mystère que renferme la philosophie africaine. Partie fondamentale de la philosophie africaine, les proverbes, comme le fait voir Paul Messi, constituent une partie fondamentale de la culture africaine. Ils peuvent être compris dans un contexte où le niveau d’alphabétisation est faible et appréciés dans les milieux plus éduqués. Les proverbes sont aussi un outil, un instrument, qui peut aider les chercheurs en sciences humaines et sociales à comprendre le comportement de l’homme africain, le fonctionnement des organisations sociétales ainsi que politiques africaines. Par ses explications, Paul Messi nous a présenté cette approche parémiologique comme celle qui donne une nouvelle orientation en philosophie africaine, car, note-t-il à la suite de Louis Mpala Mbabula, les proverbes jouent plusieurs rôles dans la philosophie africaine : éduquer, argumenter et conseiller. Ils sont un anologon de la philosophie, c’est-à-dire ils transmettent la vérité qui permet d’atteindre le réel.

         Cette approche parémiologique peut jouer un rôle révolutionnaire, celui d’élever la philosophie africaine à un niveau qu’on peut situer dans une ontologie et anthropologie africaine que dans la philosophie proverbiale. Cette révolution parémiologique n’est possible qu’à partir des batteries parémiologiques, c’est-à-dire un ensemble des proverbes sur et à propos de l’arbre. L’arbre est mémoire d’un peuple.

         Pour le philosophe congolais Louis Mpala Mbabula, l’arbre symbolise l’homme, la sagesse provenant d’une expérience vécue et éprouvée. C’est pourquoi les anciens philosophes ont codifié l’éducation par l’arbre dans les proverbes. L’arbre est une leçon morale vivante pour chaque société, relevant d’une philosophie réaliste et empiriste. Cette métaphore de l’arbre nous renvoie au vitalisme qui traverse la philosophie romantique. Il s’agit de l’arbre de Taine qui, dans les Déracinés de Barrès, l’un des maîtres de Barrès montre, note Luc Ferry, en quel sens l’arbre est un modèle d’éducation. Pourquoi ? Parce que les feuilles, les rameaux, les branches, tout ça, commente-t-il, font partie d’une communauté. On peut aussi dire que l’arbre est symbole de nos traditions et des singularités culturelles. Et ce symbole est celui qu’incarnent nos communautés historiques et de destin. D’une manière incidentielle, l’ approche parémiologique et celle de batteries parémiologiques font inscrire l’œuvre de Louis Mpala Mbabula dans la suite de celle de Hans G. Gadamer qui, contre Les Lumières, a mis en échec les schémas hérités d’un Descartes, d’un Kant, d’un Hegel en réhabilitant la tradition et les préjugés. Nous appartenons à l’histoire, donc à une TRADITION, martèle Hans G. Gadamer et « nous nous tenons dans des traditions, que nous connaissons ces traditions ou non, que nous en soyons conscients ou non, ou que nous soyons si présomptueux que nous croyons pour commencer sans préjugés- tout cela ne change rien à l’action des traditions sur nous et notre compréhension »[2], insiste-t-il. H.G. Gadamer réhabilite, sans doute, des « préjugés légitimes » (condition de la compréhension[3]) qui ne sont pas à confondre aux préjugés  d’autorité et aux préjugés de précipitation.

         Le philosophe congolais, par l’approche parémiologique, a réhabilité la tradition en faisant du proverbe l’objet de la philosophie. Voilà la troisième leçon que je peux recevoir de l’ouvrage de Paul Messi.

         Ces trois leçons qui ressortent de l’ouvrage de Paul Messi se résument en termes d’une lutte idéologique qui  s’inscrit en faux contre l’ethnocentrisme sous ses diverses manifestations. Elles se résument aussi en termes de paradigme méthodologique rendu possible par l’approche méthodologique. Elles se résument, enfin, en termes de réhabilitation de nos traditions, de nos cultures comme objet d’étude en philosophie. Sur ce point, l’Homocentrisme se révèle être un principe directeur de toute entreprise herméneutique.

         Mais que faut-il penser de l’Homocentrisme ?

         L’Homocentrisme, ce concept mis en chantier par le philosophe Louis Mpala Mbabula, est un principe fondateur de toute entreprise humaine. Elle se réfère à l’identité humaine comme individualité et singularité historiques dans la réalisation d’un destin commun et communautaire. Ce concept se prête à toute situation de conflit, de crise, d’impasse théorique, et tant d’autres situations.

         Alors je peux dire, cette fois-ci, que si Paul Messi a consacré tout un ouvrage au philosophe congolais Louis Mpala Mbabula, ce n’est pas par indulgence excessive, mais par mérite : Louis Mpala Mbabula a fait sortir toute la philosophie, notamment la philosophie africaine, de l’impasse théorique et méthodologique[4].

Professeur  Jean Pierre KANKWENDA-ODIA

Docteur en philosophie

Université de Lubumbashi

30 juin 2021

 



[1] Cfr L. MPALA Mbabula, L’Homocentrisme par-delà l’eurocentrisme et l’afrocentrisme. Préface de Benoit AWAZI, Paris, Edilivre, 2018.

 

[2] H. G. GADAMER, dans C. DUTT  Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique. Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, Quebec, Fides, 1998, p. 34-35.

[3] Cfr H. G. GADAMER, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, 1976, p. 141. 

[4] Cfr L. MPALA Mbabula, Initiation à la philosophie africaine. Pour P. Tempels, Niamkey Koffi et P.J. Hountondji II, Lubumbashi /Chisinau, Ed. Mpala / Generis Publishing, 2020. Ce livre est à lire car il remet les pendules à l’heure en ce qui concerne la problématique de la philosophie africaine (son histoire, son statut, ses méthodes, ses courants, etc.).

 

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