Ce livre livre une philosophie de l'histoire sui generis. Mais il est intéressant même s'il ne parle pas de Hegel et de Marx.

BINOCHE, B., Nommer l’histoire, parcours philosophiques, Paris, EHESS, 2018, 335 p

Bertrand Binoche (BB) ne présente pas une théorie générale de la philosophie de l’histoire, mais il brosse des parcours philosophiques au cours desquels certains philosophes appellent l’histoire « perfectibilité », « tableau historique », « génécologie », etc.

Le premier chapitre met  à jour le débat autour de l’histoire et les histoires. De ce long débat avec « détails », il ressort que « pour les lumières, les lois commandant le cours historique des choses existaient bien, mais elles étaient, et ne pouvaient être, que des lois de la nature » (p.38). Et BB nous signale que cette conception de l’histoire (ou mieux des histoires) parut naïve au siècle suivant qui prêcha l’existence des lois de l’histoire. Cette conception, fait remarquer BB, est aujourd’hui remise en question.

Le deuxième chapitre nous renseigne que « Rousseau a complètement ignoré les «  lois de l’histoire » (p.39), mais il s’est interrogé « avec profondeur sur l’histoire » (p.39). Et BB se posa cette question : « Comment Rousseau a-t-il reconfiguré le temps historique sur des registres bien distincts qui ne s’agencent pas en un système, mais qui ne dispersent pas son plus en un désordre sans appel ? » (p.39). En débat avec ses rivaux, Rousseau, au dire de BB, ne fut pas « philosophe de l’histoire » au sens de ses contemporains, celui d’historien. Au contraire, il fut philosophe de l’histoire ou penseur d’une « histoire hypothétique des gouvernements » (p.41), une histoire empiriquement « inassignable dans le temps des chronologies et dans l’espace des mappemondes » (p.43).

Le chapitre troisième se concentre sur l’histoire hypothétique du genre humain et présente sa « colonne vertébrale » qu’est la  « perfectibilité ». Pour Rousseau, celle-ci signe le « malheur de l’homme » (p.37) et elle ne renvoie à aucun modèle de « perfection » (p.57) ; voilà le paradoxe de la perfectibilité : «  [la perfectibilité], doit être conçue indépendamment de tout modèle de perfection qui en constituerait le telos naturel. Si perfection il y a, elle est dans l’origine, mais dans l’origine en tant que l’artifice peut en élaborer des équivalents » (p.72). Ceci étant, on peut affirmer qu’il n’existe « au font que des perfections relatives. La perfection, c’est alors finalement ce à quoi en accède en faisant jouer la perfectibilité contre elle-même, en la contraignant à reconstituer, sur le modèle de la nature, une indépendance tout artificielle et qui, parce qui elle est artificielle, ne peut autoriser aucune euphorie excessive » (p.72).

Le chapitre quatrième cherche à montrer « comment Ferguson élabore une historicité spécifique en mettant à l’œuvre ce qui il avait trouvé chez Montesquieu » (p.73). Fort malheureusement, Ferguson finit par retrouver le Rousseau de l’inégalité qu’il combattait. Oui, le projet de congédier les hypothèses fantaisistes sur l’origine, doit valider l’horizon sinistre du despotisme. Contre toute attente, le diagnostic final de Rousseau fondé sur des conjectures fantaisistes se révèle exact. L’issue de son Essai coïncide avec le diagnostic de Rousseau et en voici la teneur : le despotisme est né de la corruption. Et BB conclut : « Ferguson réécrit en fin de compte une histoire, « conjecturale » en un nouveau sens, de l’inégalité » (p.83).

Le cinquième chapitre montre que « l’historicité de la société civile est équivoque » (p.85). BB cherche à savoir « comment s’articulent, dans cette histoire, le sauvage et l’Ancien » (p.85), chez Ferguson. Ceci nous renvoie à la fameuse « querelle des Anciens et des modernes ». Par homologie, on instaura la «  querelle du bon sauvage » où le « le sauvage était, mieux que l’original, l’origine même » (p.88). BB en tira une conclusion : « Non seulement il serait naïf de prétendre mettre en correspondance des « époques » et des « régimes d’historicités (        …) mais il le serait aussi de vouloir coïncider des philosophes et des historicités » (p.98).

Le chapitre sixième nous présente un esclave assujetti , un intrépide citoyen faisant face au colonisateur. Si chez Rousseau la société rend l’homme méchant, chez Diderot la religion rend l’homme honteux (p.118). D’où Diderot tira une conclusion : « Entre la non-civilisation et la civilisation ratée, il y a une troisième voie - la voie russe. Entre le sauvage et le civilisé, il y a le barbare : ni Tahiti, ni Paris, mais Pétersbourg (sic) » (p.122).

Le chapitre septième présente « une autre philosophie de l’histoire », différente de celle des historiens. Herder nous offre une autre philosophie de l’histoire qui est l’historicisme. Herder propose une alternative à la philosophie de l’histoire de son temps et il prend position par rapport à Voltaire, Hume, Montesquieu, D’Alembert, etc. (p.127). Soulignons qu’en luttant contre la philosophie de l’histoire, il s’engage à lutter « contre l’hégémonie culturelle française et l’Athéisme qu’elle véhicule : c’est donc lutter aussi contre les élites allemandes pour autant qu’elles sont « françaises » (p. 127). Son histoire n’est pas universelle, mais restreinte à l’espace chrétien. Pour lui, Dieu agit dans le cours historique où « s’enchainent les cycles nationaux comme dans la nature » (p. 132) et l’histoire humaine relève du développement et non du perfectionnement. Bref, Herder est pour une téléologie historique et rejette le scepticisme triomphal des Lumières parisiennes. Il utilisa quatre grands procédés : la sélection (s’en tenir à l’histoire chrétienne), les métaphores (ex : l’identification du cours historique des choses à celui du fleuve, métaphores du germe, levain, arbre), les analogies, les fonctionnelles (comparaison, appropriation) et la sympathie (pour passer par-dessus ce qui nous sépare du passé).

Le chapitre huitième nous présente Diderot s’interrogeant sur le statut du conseiller du prince et la figure de Sénèque le séduit (p. 159). Il y a un pari difficile à tenir  : «  Devenir « l’homme du palais » tout en demeurant l’  « homme du peuple » et sans devenir l’ « homme du roi »… Comment faire les compromis nécessaires pour vivre à la cour sans que ce soient des compromissions ? Comment subir un prince vicieux et « faire violence à son caractère » sans se confondre avec le courtisan ? Le philosophe peut-il raisonnablement espérer éclairer le despote et le convaincre d’œuvrer à la souveraineté future du peuple sans devenir l’alibi de son despotisme et cesser d’être philosophe ? » (p. 160-161). A ces questions, Diderot donne une réponse se basant sur trois critères : le rapport au prince, celui de l’ami et non de l’imposteur ; la fin poursuivie, celle d’éclairer le prince et non de l’abrutir pour gouverner ; l’absence d’ambition, ne jamais vouloir le pouvoir pour soi et le pouvoir pour le pouvoir (p. 161). De ce fait, Diderot, au dire de BB, donne une tâche au philosophe : avoir le courage d’accepter les charges de l’Etat et non les refuser au nom de l’utilité commune. Le philosophe ne doit pas se taire, il doit parler, avoir une vie occupée et non retirée, plus douce soit-elle. D’où il affirme : « J’aimerais mieux avoir fait une belle action qu’une belle page » (p. 161).

Le chapitre neuvième montre Schiller prononçant sa fameuse leçon inaugurale à Iéna avec l’intention d’accomplir le projet, « celui d’une réconciliation entre l’empirisme de l’historien et la tête philosophique… » (p. 169). Il se prenait pour le « Newton de l’histoire ». En fait, il affronte, à la suite de Kant, le problème crucial : comment utiliser d’une façon équilibrée la téléologie ? Bref, Il s’agit de légitimer l’appréhension des rapports entre causes et effets comme des rapports entre moyens et fins. Avec Schiller, sommes-nous devant Auch eime Philosophie des Geschichte ? Pour BB, « cette fois, assurément, non » (p. 182).

Le chapitre dixième revient à Condorcet, celui du « tableau historique ». Tout en sachant que le concept de « tableau historique » a plusieurs significations, Condorcet a opté à l’usage de ces mots. Son tableau a le souci de présenter l’ensemble des progrès successifs de l’esprit humain sans s’arrêter ni aux exceptions ni aux détails, en s’en tenant aux « masses » » (p. 190). Dans son tableau, une place importante est réservée  au Hasard, à l’aléatoire. Le Hasard est, chez lui, un principe de réalité et un principe de contingence, car « certains événements de grande importance qui sont advenus auraient pu ne pas advenir » (p. 194). De ce fait, le tableau historique de Condorcet refuse toute forme de téléologie, heureuse soit-elle. Nous avons affaire à une historicité aléatoire.

Le chapitre onzième met en exergue la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales. La littérature est investie d’une nouvelle mission, celle de « transformer l’opinion publique pour asseoir durablement la constitution » (p. 222). Pour  ce faire, l’on doit être à même de rendre raison des littératures ayant existé depuis Homère jusqu’à nos jours, « en tant qu’elles convenaient aux nations et aux temps qui étaient les leurs, on doit pouvoir déterminer quelle littérature convient à la république représentative française- et ainsi, enfin terminer la Révolution [française] en substituant le principe à l’événement (p. 222). Les moyens dont se sert l’écrivain sont « la fiction poétique, la description historienne, l’art de l’éloquence et l’argumentation spéculative » (p. 224). A la littérature, l’on doit associer les lois et les mœurs et non la religion. Toutefois, l’on doit signaler que la perfectibilité de la « littérature » est différentielle, en ce sens qu’ « elle s’effectue diversement selon les facultés de l’esprit qui les commandent, l’imagination ou la raison » (p. 230). Voilà pourquoi, pour trancher la querelle des anciens et des modernes, Madame de Staël affirme : «  Pour les égaler, il ne faut point s’attacher à suivre leurs traces. Ils ont moissonné dans leurs champs : il vaut mieux défricher le nôtre » (p. 231). Déçue ( ?) ; plus tard, Madame de Staël, ne croyant plus en la république, ne définira plus une littérature ad hoc.

De ce fait, le chapitre douzième met en lumière comment Madame de Staël a entrepris de combler le vide idéologique dans lequel elle se trouvait. Rejetant le matérialisme engendrant l’utilitarisme ayant fait de l’intérêt national ou « utilité publique » la loi suprême, Madame de Staël précise que « la suprême loi, c’est la justice » (p. 242). D’où il fallait recourir à une autre philosophie qui est le libéralisme, envers positif du matérialisme. Cependant, Madame de Staël ne trouve pas ce libéralisme en Allemagne, mais elle y trouve de quoi l’armer idéologiquement et en Angleterre elle y trouve de quoi l’étayer institutionnellement (p. 248).

Le chapitre treizième nous fait voir le réformateur social Owen dont la devise est : « Human character is always formed for, and not by, the individual » (p. 253). « Pour lui, il ne faut pas former un homme, mais bien un individu pourvu d’un droit irréductible au jugement privé, une singularité irréductible et positive » (p. 254). Pour bien éduquer l’individu, Owen propose un programme, un « système pour la prévention du crime et la formation du caractère humain » (cité par  p. 254). Ce programme cherche à montrer, surtout aux classes ouvrières, que « personne n’est par nature l’ennemi de personne, mais seulement du fait des circonstances et des préjugés qui peuvent être modifiés, de telle sorte que l’on doit regarder autrui, quel que soit son rang social comme un ami et un coopérateur actif » (p. 260). Ceci étant, on invitera les ouvriers à ne pas envier leurs maîtres, car les vraies jouissances se trouvent « dans les contributions opérées  en toutes connaissance de cause au bonheur général » (p. 261). Par ailleurs, il cherche à les convaincre que « leurs prétendus adversaires, de leur côté, ne pourront manquer de se rendre à l’évidence en admettant que les mesures bénéfiques aux uns le sont aux autres » (p. 261). D’où son projet d’inviter l’Etat à instituer des villages où la coopération sera la règle, «  le gouvernement démocratique, le travail humain réévalué contre celui des machines et la production ajustée aux besoins » (p. 261). Telle pensée fut qualifiée d’utopie quand bien même Owen se défendrait sans relâche d’être un visionnaire. Pour lui, afin de défendre son projet, « ce qui est réel aujourd’hui était hier considéré impossible et que, par conséquent, l’invraisemblable d’aujourd’hui sera demain réel » (p. 262).

Le dernier et quatorzième chapitre termine par Nietzsche faisant le procès des « lois de l’histoire » et adoptant, pour cela, le langage de la valeur et non celui de l’exactitude ou celui de sens du processus. Bref, la problématique de Nietzsche fut celle de substituer à la valeur de l’histoire l’histoire des valeurs (au pluriel). Pour ce faire, il a dû redéfinir la vie en termes de volonté de puissance. Avec lui, le terme « valeur a acquis un sens nouveau et lourd, car il « il doit s’entendre par opposition d’une part à la vérité, d’autre part au sens : il ne s’agit pas de déterminer quelles sont les conditions requises pour tenir un discours sur les faits passés ; il ne s’agit pas non plus d’envelopper ceux-ci dans un cours rationnel qui acheminerait un sujet à la conscience de lui-même. Il s’agit de déterminer si l’histoire favorise la vie, c’est-à-dire à la fois quelle sorte d’histoire favorise « la vie » et quelle sorte de l’  « histoire » (p. 276). Il rejette l’histoire académique qu’il trouve dangereuse car elle s’émancipe de la vie au nom de la vérité. Pour ne pas y succomber, il propose des garde-fous dont l’art, la religion (celle des mythes grecs ou germaniques) et la philosophie, car ils se présentent comme des « puissances d’éternité en ce qu’elles tournent le regard vers ce qui demeure identique à soi (p. 277) à commencer par le vouloir-vivre (p. 277) et ils n’oublient pas la vie. D’où Nietzsche fera le procès aux « philosophes de l’histoire » instaurant les grandes téléologies conférant rétrospectivement un sens à l’histoire universelle » (p. 278). Voilà le chemin qui conduira à « philosopher historiquement », c’est-à-dire à penser le devenir sans le diviniser, « sans y chercher la révélation immanente de Dieu » (p. 282).

BB est conscient de la difficulté que soulève la lecture de son livre. D’où, par un style rhétorique, la prolepse, il anticipe les critiques du lecteur Il propose un dialogue imaginaire – et pourtant vrai, car c’est dans le « roc » que j’ai taillé ce résumé. Il met dans la bouche du lecteur toutes les critiques que n’importe quel lecteur pourrait lui adresser. Et BB se justifie en présentant sa façon de voir la « philosophie de l’histoire » téléophobe et sans avoir une boussole indiquant le Nord, il s’est orienté dans la pensée en appréhendant chacun des temps, sans singularité, à partir des autres. D’où la comparaison comme méthode fut la voie royale pour nous présenter les « différentes philosophies de l’histoire » dont la signification dépend d’une époque à une autre, d’un « philosophe » à un autre. Voilà en quoi consiste l’originalité du livre de Bertrand Binoche. Il nomme les histoires en présentant les parcours philosophiques par une démarche spirale.

 

Professeur Ordinaire Abbé Louis MPALA Mbabula

Université de Lubumbashi /RD CONGO

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