Philosophie africaine/ Revisitation et Actualité socio-politico-économique de "La philosophie bantoue" de Placide TEMPELS Ce texte que je mets en ligne était préparé pour être présenté à l'Université de Kinshasa comme conférence. Comme le colloque n'a pas eu lieu (?), je le partage avec vous que le lisez en ce moment. Il s'inspire de mon livre Lecture matérialiste de « La philosophie bantoue » de P. Tempels face aux mutations socio-politiques en RDC, préface du professeur Mayele Ilo, Lubumbashi, Ed. Mpala, 2000. REVISITATION ET ACTUALITÉ SOCIO-POLITICO-ÉCONOMIQUE DE « LA PHILOSOPHIE BANTOUE » DE Placide TEMPELS Professeur Abbé Louis MPALA Mbabula UNIVERSITÉ DE LUBUMBASHI FACULTÉ DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES DÉPARTEMENT DE PHILOSOPHIE Résume : « La philosophie bantoue » de Placide Tempels est une œuvre dont l’actualité socio-politico-économique, de par sa dénonciation de la « Logique occidentale », son appel à parler de « sagesse à sagesse », sa lutte pour le respect des peuples noirs, fait réfléchir. Cela étant, il sied de trouver un modus vivendi pour instaurer une véritable rencontre des cultures dans le respect mutuel. Pour ce faire, je propose le paradigme de la rencontre, et ce grâce à la revisitation et à la lecture matérialiste de « La philosophie bantoue » de Placide Tempels. Mots clés : philosophie, bantoue, logique, occident, lecture, matérialisme, colonisation, mondialisation, paradigme, rencontre, démocratie INTRODUCTION Tempels, missionnaire infatigable, recherchait dans la brousse (villages) « les philosophes de brousses » ignorés des « philosophes académiques », afin de déchirer le voile de son ignorance. Ni les mouches, ni les moustiques, ni la fatigue, ni le dénigrement, ni les menaces, rien n’empêcha Tempels de consulter « les philosophes de brousse », ces indigènes nègres pour lesquels il s’est rendu indigne auprès de ses frères blancs, dignes de leurs pères colons. Annonciateur, malgré lui, des temps nouveaux de la loi de l’égalité cognitive remplaçant la loi de la négation cognitive, Tempels mit sa vie en danger afin que l’Occident et nous, puissions-nous parler « de sagesse à sagesse », « d’idéal à idéal », « de conception du monde à conception du monde » (p. 110). Ainsi, Tempels, avec son cor, à son corps défendant, sonna ou mieux annonça « le crépuscule des Dieux » qui pensaient « éduquer des enfants, de « grands enfants » (p. 110). Crac, les fusils épistolaires furent chargés ; boum, fut le bruit des fusils calomniateurs. Et Tempels fut rapatrié. Derrière lui, Tempels laissa un livre comme une graine tombée sur une terre fertile ; de la terre fertile poussent d’autres livres ; de ces livres sont instruits de nouveaux philosophes et par ces nouveaux philosophes des nouvelles voies philosophiques sont frayées. Ainsi de sa graine est sorti un grand arbre philosophique dont les branches s’étendent sur les cinq continents. Qui l’eut cru ! 71 ans après, son ombre nous accompagne toujours et demande que justice lui soit faite. Voilà pourquoi, j’ai pris la résolution de revisiter son œuvre traçant la ligne de démarcation entre la philosophie africaine d’ « hier » - selon Hubert Mono Ndjana – et la philosophie africaine d’ « aujourd’hui » selon toujours Hubert Mono Ndjana. De cette revisitation m’est apparue l’actualité socio-politico-économique de l’Afrique en général et de la République Démocratique du Congo en particulier. Pour ce faire, j’ai divisé ma communication en quatre parties. La première s’appesantira sur les canons de la lecture matérialiste ; la seconde me permettra d’appliquer cette lecture matérialiste à la Philosophie bantoue ; la troisième, tout en se fondant sur les canons de cette lecture, s’inspirera de Louis Althusser dans l’énonciation des thèses. La quatrième et dernière partie mettra à nue notre contexte semblable à celui de Temps. 1. LA LECTURE MATERIALISTE Sans être marxiste, encore moins marxien, je reconnais que certains maîtres marxistes font partie de notre patrimoine scientifique. Par leurs écrits, ils ont laissé des traces. La question est celle de savoir comment, pourquoi et quand et jusqu’à quel niveau faut-il les utiliser. Si j’utilise la lecture matérialise, cela est fait dans le but de bien m’approprier « la chose du texte ». Ma lecture a ses limites, je le reconnais et elle a des champs d’application bien appropriés. Pour ce qui concerne La philosophie bantoue de Placide Tempels, je trouve ma lecture matérialiste bien adaptée. Toutefois, reconnaissant que toute œuvre humaine est comme une boule à mille et une faces, il va de soi que d’autres formes de lecture peuvent être utilisées. Ainsi en fut le cas avec les lectures de HOUNTONDJI, TOWA, KAGAME, MUJINYA, Aimé CESAIRE, EBOUSSI BOULAGA, SMET, FABIAN, BILOLO, NGOMA BINDA, etc . Je vous propose cinq canons de cette lecture et je les formule en ces termes : 1° Son principe des principes : Toujours, tu partiras du contexte au texte. 2° Toujours, tu retiendras que le texte ou l’œuvre littéraire est un élément de la superstructure. 3° Toujours, tu te souviendras de Georges LUKAS qui recommande la recherche de l’action réciproque entre le développement économico-social et la conception du monde, et qui recommande l’étude des conditions socio-historiques de la genèse du texte. 4° Toujours, avec Lucien GOLDMANN tu répéteras : - l’élément essentiel quand on étudie un texte est de savoir que la littérature et la philosophie sont, sur des plans différents, des expressions d’une vision du monde et que les visions du monde sont des faits sociaux et non individuels. Toute vision du monde est exprimée par l’écrivain qui reflète le groupe ; - le second élément est la recherche des rapports entre l’œuvre et les classes sociales du temps de l’écrivain. 5° Toujours, avec Louis ALTHUSSER et son équipe de travail tu affirmeras que la littérature est une forme idéologique spécifique. Voilà les canons de ce que d’aucuns ont appelé la critique sociologique marxiste. 2. DE SON APPLICATION A « LA PHILOSOPHIE BANTOUE » DE Placide TEMPELS Je dois signaler que cette lecture est appliquée à la dernière partie de l’œuvre de TEMPELS. Il s’agit du chapitre VII où il parle de « La philosophie bantoue et notre mission civilisatrice ». . 2.1. Du contexte… Le contexte est celui de la colonisation appliquant les directives de la Conférence de Berlin. Voici les « poteaux indicateurs » : -« Le non-civilisé … et nous » - « Notre mission éducatrice et civilisatrice » . - « Notre mission civilisation » . - « Notre œuvre éducatrice » . L’« esprit » de Berlin plane sur la terre colonisée et il est le leitmotiv de la colonisation. N’oublions pas que celui qui dit colonisation sous-entend spoliation et exploitation. Et P. TEMPELS le confirme : « On a dit que seule notre mission peut justifier notre occupation du sol des non-civilisés » . Tirez les conséquences de toute « occupation du sol » d’autrui : expropriation du colonisé et mise à mort du récalcitrant. Tout se fait au nom de la mission civilisatrice. Les Bantous et les Congolais en particulier l’ont-ils demandée ? Berlin l’a décidé ainsi à leur place. Motif idéologique : tout grand enfant inculte a besoin d’être éduqué, ne fût-ce que par charité. C’est pour son bien. Même s’il l’ignore. Ainsi fonctionna la Logique occidentale (l’expression est de TEMPELS). 2.2. …au texte Le texte, après avoir exposé ce que l’auteur appelle « la découverte » de la philosophie des Bantous , dit l’essentiel : « Nous avons raté notre mission, faute de la connaissance de la philosophie des Bantous, de l’ «âme bantoue » . Que faire ? Voici le livre pour réussir. A quelle condition ? L’écrivain Placide TEMPELS utilise sept fois le « SI » conditionnel. Tout se résumerait en cette condition : renoncer à la « logique occidentale » et à son corollaire consistant à nier aux Bantous l’existence d’une philosophie. Laissons parler le texte : • « Si notre hypothèse correspond à la réalité, et nous fait toucher le fond de l’âme primitive, nous nous verrons dans l’obligation d’opérer une révision de nos conceptions fondamentales au sujet des non-civilisé ; nous serons obligés de corriger notre attitude à leur égard » . • « On sent qu’il s’agira de parler « de sagesse à sagesse », « d’idéal à idéal », « de conception du monde à conception du monde ». N’est-ce pas « le crépuscule des Dieux ? » o « Nous pensions éduquer des enfants, de « grands enfants », … et cela semblait assez aisé » . o « Le principe central de la philosophie bantoue est celui de la force vitale (force de vie) » . En d’autres termes, tenez compte de ce que je vous dis pour réussir notre mission. C’est en ce sens que se comprend cette phrase : « Je soumets donc au jugement loyal de ceux [= intellectuels de la colonie, guides de la mission] d’entre eux qui me liront, les réflexions que je développe » . 2.3. Que dire du contexte au texte ? A ce niveau je ferai appel au style affirmatif althussérien s’exprimant par des thèses. Thèse entendue comme affirmation-prise de position. Et si l’on veut engager des discussions à ce propos, c’est sur la justesse et non la véracité. La thèse est juste quand elle correspond à la pratique. Ainsi, on parlera d’ « une décision juste, une guerre juste, une ligne juste » . Chaque fois ma thèse partira d’un canon identifié : Du Canon 2 Thèse 1 : « La philosophie bantoue » de TEMPELS est une œuvre littéraire qui est un élément de la superstructure, l’idéologie pratique appelée la culture. Marx et Engels m’ ont appris que la superstructure détermine aussi l’infrastructure, et Engels poursuivra en affirmant que dans cette action réciproque « rien n’est absolu et tout est relatif » . Ainsi dans certaines conditions, dira Engels, « la conception idéologique, en réagissant sur la base économique, peut la modifier » De ce fait, l’économisme ou le mécanisme sont à rejeter du marxisme. Il faut retenir la Dialectique. Tempels attend, de son livre, une influence sur le cours de l’histoire de la mission civilisatrice : « Je soumets donc au jugement loyal de ceux d’entre eux qui me liront, les réflexions que je développe » . Il s’adresse à l’intelligentsia de la colonie qui doit « prendre à cœur sa réelle mission de guide » .   Du Canon 3 Thèse 2 : « La philosophie bantoue » de TEMPELS nous présente la vision du monde des colons : peuple pas comme les autres. Peuple civilisé, doté d’une grande force vitale à laquelle aspirent les Bantous, non-civilisés. Cette vision du monde – qui est une idéologie – les rend supérieurs et leur concède une mission historique : allez éduquer et civiliser les primitifs, les sauvages, les non-civilisés. Faites d’eux des évolués. Sur le terrain, cette vision est en interaction avec le développement socio-économique. Ainsi les uns, les colons, seront toujours plus puissants et enrichiront leur pays d’origine. Les autres, à savoir les colonisés, seront expoliés et humiliés. La vision du monde est au service du socio-économique et vice versa. Et c’est dans ces conditions socio-historiques que se situe la genèse de La philosophie bantoue comme un cri désavouant le hiatus existant entre la mission civilisatrice (fille de la vision du monde capitaliste) et la pratique socio-économique, praxis déshumanisante du côté des primitifs. De cette prise de position, Tempels le payera cher, malgré sa bonne volonté coloniale qui veut faire de lui « l’annonciateur des temps nouveaux de la « loi de charité » remplaçant la « loi de la crainte » . C’est le jugement de Mgr Pierard, Vic. Ap. de Beni (Congo Belge). Du Canon 4 Thèse 3 : « La philosophie bantoue » est l’expression d’une vision du monde qui est un fait social non individuel, i.e. un produit collectif, et Tempels qui l’exprime est un écrivain reflétant le groupe auquel il appartient. Ceci me conduit à faire voir les rapports entre La philosophie bantoue et les classes sociales du temps de l’écrivain Tempels. A quel groupe appartient notre écrivain ? A son temps, combien de classes sociales existait-il ? Pour répondre à ces questions, ma lecture, dans sa rigueur, m’a contraint à détecter les indices et à les inventorier. Les voici : Primitifs comme épithète 7 fois, substantif avec guillemet « » 1 fois et sans guillemet « » 2 fois, Sauvage, épithète 1 fois, substantif avec guillemet « » 2 fois et sans guillemet « » 3 fois ; Basenji 1 fois, Nous, chez nous en Europe 1 fois, nous sujet c.o.d – c.o.i 65 fois, nous de majesté 3 fois, nous confondu au je et missionnaire 1 fois ; Eux-chez eux et pour eux 7 fois, eux comme blanc intellectuels de colonie 1 fois, eux comme les « philosophes de brousse » (p. 118), i.e. les vieux notables critiquant les évolués 2 fois ; Notre 15 fois, notre de majesté 1 fois, notre pour toute l’humanité (notre XXe siècle) 2 fois ; Leur indiquant les Bantous 53 fois ; ils, les évolués, toutes tendances confondues 6 fois, ils, les « philosophes de brousse » 2 fois, ils, les Bantous 5 fois ; je 4 fois et m’ 2 fois ; On, les blancs déclarant l’échec de la mission civilisatrice du christianisme 3 fois, on, blanc qui critiquerait Tempels 2 fois, on l’anonyme des proverbes 3 fois, on, quelqu’un 1 fois, on, n’importe qui 4 fois, on désignant nous 5 fois, on, ethnologues de l’école évolutionniste 1 fois ; indigène 1 fois. Nous n’excluons pas l’erreur dans le compte-pour-un. De ces indices, je peux affirmer que nous avons affaire à deux classes fondamentales ou principales. Ces deux classes sont antagonistes et entre elles se situe la contradiction principale, et Tempels le dit tout haut : « Nous nous posions trop souvent en face d’eux comme le tout devant le néant » . « Leur grief principal et fondamental est le fait d’être traités continuellement comme des « imbéciles », « macaques » ou « nyama ». Par cette exaspération profonde, ils se montrent les dignes fils de leurs pères » . Toutefois, faisons remarquer que dans chaque classe fondamentale, il y a différents groupes non antagonistes avec des contradictions secondaires. Ainsi dans le Nous-colons, il y a les eux (groupe des intellectuels ayant la mission de guide), les on (groupe des blancs s’attaquant au christianisme) et les on (groupe des ethnologues)… Dans les Primitifs existent un groupe de leurs-ils-les évolués, ils-les « philosophes de brousse » critiquant les évolués. Quel rapport existe-t-il entre l’œuvre de Tempels et les différentes classes sociales ? La philosophie bantoue, dans ses premiers chapitres, parle de l’ontologie de la classe des Primitifs. L’œuvre parle à leur place. La question de savoir si Tempels en parle bien et à quel titre ne me préoccupe pas directement et indirectement elle a déjà sa réponse. Dans son dernier chapitre qui est mon champ d’investigation, l’œuvre s’adresse aux colons de bonne volonté, même si Tempels, par modestie (?), dans les trois dernières lignes de son texte, soumet son livre aux jugements des Bantous quant à ce qui concerne la justesse de la valeur de son hypothèse de force vitale . Du Canon 5 Thèse 4 : « La philosophie bantoue » de Tempels est une forme idéologique spécifique. En aucun moment, Tempels ne demande, purement et simplement, aux colons d’abolir la colonisation : je sais qu’il leur demande de renoncer à la logique coloniale et non à la colonisation qu’il confond à la mission civilisatrice quand bien même dans d’autres écrits il parlerait de la condition inhumaine sociale des Travailleurs, quand bien même il lutterait pour leur pension. Au contraire, par le « SI » conditionnel « prononcé », il montre comment réussir la lourde tâche historique d’éducation et de la civilisation des Primitifs. Et, à ce propos, Césaire ne lui pardonnera jamais : « Que l’on pille, que l’on torture au Congo, que le colonisateur belge fasse main basse sur toute richesse, qu’il tue toute liberté, qu’il opprime toute liberté, qu’il aille en paix, le Révérend Père Tempels y consent » . Et le comble est que Tempels s’en prend aux EVOLUES qu’il traite de renégats de la pensée bantoue, de simili-occidentaux, de négations des civilisés. Ce sont des « éléments de désordres ». L’expression est de Tempels. Quel désordre ? Lui seul le sait. Si c’est la technique qui a fait du blanc un être d’une forte force, Tempels rappelle au Muntu que la technique ne fait pas l’homme. Un jour viendra et devant les faits têtus, ce sont ces EVOLUES qui réclameront l’indépendance. Que dis-je ? Une nouvelle forme de colonisation ? Le livre de Tempels est encore idéologique sous une forme spécifiquement subtile : il lutte pour le respect des noirs. Voilà pourquoi certains de ses frères blancs l’attaqueront et le « renieront ». Il éveille les Noirs. Donc il sent mauvais. Comment peut-il dire aux « sauvages » qu’ils sont hommes comme les blancs, puisque ayant aussi une philosophie ? Comment peut-il dire publiquement (en publiant son écrit) qu’il s’agira désormais de parler « de sagesse à sagesse », « d’idéal à idéal », « de conception du monde à conception du monde » . Et le pire se trouve dans la conclusion de son discours révolutionnaire : « N’est-ce pas « le crépuscule des Dieux » . C’est inouï. Que faire d’un tel homme ? Une seule solution : le rejeter. Les Bantous, vont-ils le ramasser ? Pas question. Il n’a pas été clair. Il n’a pas demandé la décolonisation. D’ailleurs son discours est pseudo ( ?) révolutionnaire. La preuve ? Il dit : « On sent qu’il s’agira… » Pourquoi le verbe sentir et s’agira au futur ? Ne fallait-il pas dire : « Désormais il s’agit » ? Tous ces deux rejets partent du procès de l’intention de l’auteur. Malheureusement, le texte, orphelin de père ( ?), ne pouvait le défendre. Qui le défendra ? Aura-t-il un père putatif ou un parrain ? Où est-il ? Est-ce le R.P. SMET ? N’est-ce pas, dans ce sens qu’il faut comprendre, le combat de SMET pour faire justice à Tempels ? De tout ce qui précède, que dire de l’écrivain Tempels ? Pour ma part, il est naïf comme tout prêtre qui se respecte. Il fait confiance à l’homme car Dieu YHWH lui fait confiance. Il demande l’impossible « aux colons de bonne volonté » à qui il s’adresse. Pourquoi ? Parce qu’il leur demande de renoncer à cette « Logique coloniale » qui dicte la politique, l’économie et j’ajouterais même, par supposition, la religion de la colonie congolaise. Le vampire vit du sang de sa victime. C’est un signe que si Tempels n’a pas été compris, lui-même n’a pas compris le sens ultime de la notion de « mission civilisatrice », notion transportée ou secrétée par une idéologie qui ne veut pas dire son nom. Et pourtant, en le relisant, je vois que Tempels n’a pas perdu son temps et notre temps. Si les uns, dont A. Césaire, Wamba-dia-Wamba, l’accusent d’avoir remis les Bantous, pieds et bras ligotés dans la main du colon, pour moi, je le félicite de m’avoir permis de connaître la logique occidentale dans sa grande ligne qui reste la même. Les exceptions confirmant la loi. Tempels ne fait-il pas du « Respecter des Noirs » son cri silencieux de guerre ? Oui, il était tellement naïf ( ?) qu’il oubliait ce que lui rappellera Aimé Césaire : de « la colonisation à la civilisation, il existe une distance infinie » . 3. DE SON ACTUALITE SOCIO-POLITICO-ECONOMIQUE J’énonce la Thèse 5 : L’histoire ne se répète pas. Qu’est-ce à dire ? Même si les événements se ressemblent, les acteurs ne sont pas toujours les mêmes. Quand bien même ils seraient les mêmes, leurs nouveaux actes ne se poseraient pas à la même date et dans les mêmes conditions. Le passé nous aide seulement à comprendre le présent en vue de prendre des dispositions pour le futur. Notre conjoncture, conjoncture signifiant « moment actuel » ou « situation actuelle » selon Lénine, est exceptionnelle. Toutefois l’Occident est toujours en face de nous. Comment se comportent actuellement certains occidentaux engagés politiquement, économiquement et culturellement avec nous ? La logique occidentale a-t-elle changé ? Tempels demandait à ses frères d’opérer une révision de leurs conceptions fondamentales au sujet des non-civilisés. Il les invitait à corriger leur attitude à l’égard des Bantous. Cela a-t-il eu lieu dans nos contacts avec l’Occident ? Le néocolonialisme qui est notre contexte a-t-il revu ses conceptions fondamentales au sujet des Noirs se disant indépendants ? Je ne crois pas. Le néocolonialisme cherche et cherchera toujours ses intérêts, ceux de sa communauté et de sa culture. Matériellement le F.M.I., la Banque Mondiale, l’Union Européenne ne sont pas des œuvres caritatives. Ils conditionnent l’aide, non pas à leurs dépens, mais à ceux de demandeurs. C’est ici que la voix du sage-fou Nietzsche se veut impérative et intempestive : « Nous sommes responsables devant nous-mêmes de notre existence… Personne ne peut te construire le pont sur lequel tu dois traverser la rivière de la vie, personne si ce n’est toi-même ? Sommes-nous pour la « Rupture » ? Non, mais pour nos contacts avec les autres, car nous sommes des êtres-pour-et-avec-les-autres : Tempels nous contraint à suivre, tous, son conseil : parler « de sagesse à sagesse », « d’idéal à idéal », « de conception du monde à conception du monde », car il y a « le crépuscule des Dieux ». L’ère de se poser en face des Noirs « comme le tout devant le néant » est révolue selon Tempels. Il faut en tenir compte. Le malheur est que certains Noirs se croient encore comme des Néants et considèrent l’Occident comme le Tout. En témoignage ce langage que l’on peut surprendre : « Nous devons rester dans la Francophonie » et ces gens oublient qu’il est temps de créer aussi ou de vitaliser la Bantouphonie. D’autres crient « Sans l’aide extérieure, nous sommes perdus ». C’est une façon de postuler la dépendance. A quand saurons-nous dire que « qui ne travaille pas ne mange pas » ? A ce niveau, il nous faut un programme de « réforme de structure » selon Lucien GOLDMANN. Ce programme doit être « apte à mener sur le plan des superstructures, de la pensée politique, sociale et culturelle, la lutte pour la conscience des individus ». Je ne rêve pas. L’Occident a-t-il encore la mission éducatrice et civilisatrice ? En d’autres termes, doit-il toujours se considérer comme notre éducateur ? C’est une question de vie ou de mort. De notre réponse dépendra notre destin. Que dit Tempels à ses frères ? « Leur grief principal et fondamental est le fait d’être traités continuellement comme des « imbéciles », « macaques », ou « nyama ». A nous de faire de ce grief un Grand Refus, au sens de Herbert Marcuse, pour bien mener notre RECONSTRUCTION MENTALE. Et les cerveaux en fuite doivent comprendre que l’on n’est mieux que chez soi. « Kwenu ni kwi koshi ». Est-il vrai que l’Occident a une grande force vitale après laquelle nous courons comme le prétend Tempels ? Faisons attention à notre langage pour ne pas lui donner raison. Certains disent, sans noircir, qu’ils s’habillent comme un blanc, qu’ils ont une maison comme un blanc, qu’ils mangent comme un blanc . Attention à ce langage. Que dire des « philosophes de brousse » qui dénigraient devant Tempels le blanc leurs frères les Évolués ? Aujourd’hui ce sont des « philosophes noirs de Paris, de Bruxelles » qui dénigrent devant l’Occident leurs frères Congolais restés au Congo. Connaissant la logique occidentale, celle du Tout devant le Néant, celle de l’éducateur devant les Grands enfants, celle du supérieur devant l’inférieur, celle de l’occupant du sol, celle de guide, quelle attitude faut-il prendre ? Il faut savoir prendre position et la conclusion de Tempels ne se fera pas attendre. Il dit « Et voilà que nous sentons le sol fuir sous nos pas, que nous perdons la piste, que nous en sommes à nous demander comment faire à présent, pour conduire nos Noirs ? ». Certains Occidentaux ont senti ce « séisme » et ont changé de stratégies. Après le mot colonisation, ils ont forgé un autre mot : coopération. Ce dernier mot n’ayant pas camouflé la « Logique occidental », ils ont créé un autre mot : mondialisation. Si la pratique de la mondialisation frappe les pauvres du Nord et instrumentalise les États du Nord comme ceux du Sud, c’est au Sud que la vallée de l’ombre de la mort se creuse de jour en jour, que les autochtones sont privés de leur droit au consentement libre, informé et préalable quand leurs États bradent leurs sols et sous-sols à travers des codes miniers machiavéliques . C’est à ce niveau, à la recherche du comment faire à présent, que nous devons parler et marchander avec l’Occident en lui disant que nous ne sommes pas ses Noirs comme le dit Tempels. L’un a besoin de l’autre, et sachant que « munda ni mu cabu= le vendre est comme le port par où passe n’importe qui », il y a en Occident des fils occidentaux qui dénoncent la Logique occidentale et avec eux nous pouvons faire tomber les murs de Jéricho ou des paradis fiscaux afin de combattre la mondialisation de la pauvreté. Depuis nos indépendances, l’on doit se poser des questions dont celle de savoir si nous ne sommes pas toujours de « grands enfants » ayant besoin d’un maître. La déclaration de Jacques Chirac, en février 1990, selon laquelle « la démocratie (…) est un luxe en Afrique » , semble lui avoir donné raison, car une fois au pouvoir, certains de nos Présidents se croient des chefs coutumiers et tripatouillent les Constitutions pour s’y maintenir éternellement. Qui ne donnerait pas raison à Nicolas Sarkozy, descendant intellectuel de Hegel, qui, le 26 juillet 2007, à Dakar, criait haut et fort : « L’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire » ? De quelle histoire ? A chacun sa réponse . Et puisqu’il en est ainsi, « pour certains Occidentaux, tout est [encore] permis et tout peut être remis en cause en Afrique. Dès lors qu’ils veulent y vendre ou y expérimenter une idée, une formule, un modèle de gestion organisationnelle, un mode de fonctionnement sociétal (opérationnel ou non chez eux), tout doit être fait pour y parvenir » et cela nous fait comprendre pourquoi « la démocratie libérale qu’on implante à travers le continent africain à coups de dollars et d’euros suscite pas mal de questions en Afrique » . On y installe, dans la plupart de cas de « démocratie subventionnée » , validée par les observateurs touristes occidents ou par certains parrains Présidents occidentaux, toujours prêts à condamner ceux qui vont semer les troubles en contestant les élections non transparentes et crédibles et en dernière analyse, ils proposent un dialogue devant légitimer les élus contestés. Oui, ils nous prennent pour des « Grands enfants » et nous nous comportons souvent ainsi. A qui la faute ? A nous, pour n’avoir pas écouté Placide Tempels et pour n’avoir pas secoué encore plus fort le sol afin que la voix de Placide Tempels retentisse fortement : « Et voilà que nous sentons le sol fuir sous nos pas, que nous perdons la piste, que nous en sommes à nous demander comment faire à présent, pour conduire nos Noirs ? ». Étant des êtres-condamnés-à-vivre, nous devons construire un monde plus beau qu’avant en parlant « de sagesse à sagesse », « d’idéal à idéal », « de conception du monde à conception du monde », et cela requiert une philosophie de la rencontre instaurant un nouveau paradigme, celui de la rencontre . Ce paradigme est le seul qui soit conforme au sens de notre histoire et c’est sur lui que se construira la nouvelle narration du monde, source d’un autre monde possible plus juste à construire ensemble. En se rencontrant, on se rendra compte de ce qui fait défaut et par le don de soi et d’amour, on peut faire mieux, donner ce qu’on a de meilleur pour créer un autre monde possible où le « TOI-et-MOI » sont citoyens se reconnaissant égaux Selon ce paradigme, les personnes sont ensemble, s’acceptent ou se rencontrent pour se doter des institutions. Celles-ci sont considérées, avant tout, comme des instruments dont les personnes se dotent pour poursuivre leur humanisation, et ce en œuvrant toujours pour un meilleur ajustement de la raison et du sentiment. CONCLUSION Ma revisitation et la lecture matérialiste de La philosophie bantoue de P. Tempels sont un véritable acte de dénonciation et une exhortation patriotique au combat contre un ennemi connu qui, malgré les revers historiques subis, renaît toujours de ses faiblesses et n’a jamais véritablement changé son fusil d’épaule. Au nom de ses appétits économiques et des ambitions commerciales insatiables et doté d’une puissance matérielle supérieure, l’Occident, métamorphosant sa « Logique », continue à se poser trop souvent en face de nous comme le tout devant le néant. Et sur ce point La philosophie bantoue de Placide Tempels est toujours actuelle. Invitant tous les Africains et les Congolais en particulier à une prise aiguë de conscience de la nature d’un certain esprit occidental, caractérisé par la volonté de puissance et de domination agressive, je propose, par ailleurs, un paradigme de la rencontre pour une véritable rencontre des cultures, susceptible de conduire à un échange mutuellement avantageux, de sagesse à sagesse. BIBLIOGRAPHIE BELO, F., Lecture matérialiste de l’évangile de Marc. Récit-Pratique-Idéologie, 3° édition, Paris, Cerf, 1976. CESAIRE, A., Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 1955. GENGEMBE, G., Les grands courants de la critique littéraire, Paris, Seuil, 1996. 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