. Le philosophe polygraphe Louis Mpala Mbabula se penche sur cette forme de gouvernementalité qui, née en Grèce, s’est développée en Occident (Europe et Amérique du Nord), avant de se mondialiser, au tournant de la fin du XXe siècle, à la faveur de la chute du Mur de Berlin et de l’implosion de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Cette implosion est venue confirmer que la voie du communisme était irrémédiablement bouchée ; par contre, celle de la démocratie s’est révélée le seul horizon politique susceptible de permettre aux États de promouvoir les libertés, les droits humains, la bonne gouvernance, le progrès social et la prospérité économique.

 

Ce ne sont pas seulement l’organisation des élections et le bon fonctionnement de trois pouvoirs traditionnels (législatif, exécutif et judiciaire) qui constituent le thermomètre de la culture démocratique dans une société donnée, mais aussi l’existence d’un espace public et de la communication politique. Théorisée par les philosophes E. Kant et J. Habermas, puis par des communicologues tels que B. Miège, D. Wolton, J.C. Ekambo et J.-M. Dikanga Kazadi, la notion d’espace public désigne un espace intermédiaire entre la société civile et l’État, espace où se rassemblent les citoyens égaux en droits, qui discutent rationnellement et librement de la gouvernementalité de la cité, espace des relations publiques généralisées, régi, au demeurant, par la distance émancipatoire, c’est-à-dire la possibilité pour un citoyen de prendre parole et de contredire, sans s’inquiéter pour sa vie ni pour celle de ses proches. Conséquemment, on ne peut sérieusement parler d’espace public dans une société où la démocratie n’est pas réellement opérationnelle. Il n’en est pas autrement de la communication politique : réalité complexe qui permet aux gouvernants, acteurs politiques, et aux gouvernés de construire dialogiquement des significations dans un espace public ouvert à tous et concurrentiel sur le plan du discours. 

 

Je viens d’utiliser à deux reprises le terme « gouvernementalité ». J’en fixe la signification avec M. Foucault : la manière de gouverner ou, plus directement, manière dont un pouvoir politique réfléchit sa pratique de l’État, ou sa façon de pratiquer l’État. La gouvernementalité renvoie aux actes par lesquels s’opérationnalise le gouvernement du territoire et des populations qui vivent sur ce territoire. L’élection est un des actes qui permet d’étudier la gouvernementalité démocratique d’une société. C’est ainsi que Louis Mpala se penche sur le sens des élections dans une démocratie. Il les soupçonne de participer à la constitution d’un « corps choisi », un corps qui est, à tous égards, la rémanence de l’aristocratie, c’est-à-dire ici un mode de gestion de la cité qui entérine, selon les mots de B. Manin, l’ « absence de similitude entre électeurs et élus ». Dès lors,c’est  la « représentativité » qui est mise en question, à travers une critique de ce que Louis Mpala pense être les défauts de l’élection : les représentations de personne, la dynamique d’une situation de choix, les contraintes cognitives et le coût de la communication. Le lecteur aura la liberté d’apprécier si l’arrière-fond de cette critique de la démocratie représentative n’est pas structurée, au-delà des références à J.-J. Rousseau, B. Manin et T. Ball et S. Allemand, par les expériences des démocraties de masse qui, dans le cas de bien des pays de l’Afrique sub-saharienne, sont plutôt des ethno-démocraties : des formes de gouvernementalité qui se proclament démocratiques, quoiqu’elles soient happées par des dynamiques ethniques et tribales. Des telles « démocraties » ne sont-elles pas des avatars, sinon des formes dérivées, de la Démocratie ou, précisément, de la « démocratie prosôponiste », cette dernière expression étant une invention savante de Louis Mpala ? Après tout, G. Deleuze, dans Qu’est-ce que la philosophie ?, n’a-t-il pas enseigné que le philosophe se reconnaît par la capacité à créer des concepts ?

Lorsque Louis Mpala prend à bras le corps l’effectuation des élections dans un système démocratique, il vient ajouter son nom à la liste de nombreux penseurs qui ont formulé des critiques pertinentes sur les élections, surtout en Afrique subsaharienne. En effet, dans cette partie du monde, les expériences récentes ont montré que le recours aux élections n'est pas sans rencontrer des réserves et susciter des appréhensions. Les critiques des élections démocratiques dans bien des pays africains s’expriment souvent en des termes vifs, sinon virulents, allant jusqu’à instruire des procès sans appel, dans la mesure où, comme le révèle Louis Mpala, le moment électoral transforme la société en un vaste théâtre qui voit se succéder et rivaliser en discours des « opérateurs politiques » qui se livrent à une sorte de « banditisme électoral » plutôt qu'à une compétition démocratique loyale. Considérées comme une voie privilégiée de sortie de crises, de la refondation de l’État, de l'expression du pluralisme retrouvé et de l’enracinement de la démocratie, les élections donnent parfois lieu à des tensions, voire à des ruptures du contrôle social, lesquelles tensions et ruptures affectent la vie sociopolitique et économique.

Dans le présent livre, c'est, me semble-t-il, le principe de l'existence d'élections qui est problématisée ; les élections dans une démocratie représentative ne permettraient pas de satisfaire aux exigences de la démocratie telle que l’auteur la conçoit : la démocratie prosôponiste. Le propos, qui peut paraître paradoxal désigne les risques de « récupération » des suffrages populaires, ainsi que l’a établi Ch. Nach Mback, par des réseaux clientélistes ou par des notabilités gérontocrates, citadines et économiques. Aussi a-t-on écrit que les élections pluralistes, en Afrique, seraient devenues un instrument de renforcement de pouvoirs autoritaires et même de domination inventé par les « héritiers » des totalitarismes africains pour tenter de s’éterniser au pouvoir, au détriment du peuple, traité parfois comme la partie de l’État qui ne sait pas ce qu’elle veut ?

 Il reste cependant vrai que la philosophie politique de Louis Mpala ne voue pas la démocratie aux gémonies. Elle se contente de conduire un questionnement sur le sens des élections et leurs conséquences dans une démocratie représentative. La finalité –  puisqu’il en existe une dans ce livre –, c’est de plaider pour une nouvelle forme de démocratie : la « démocratie prosôponiste ». Une telle démocratie serait basée entre autres sur la philosophie de la rencontre des personnes. Ses piliers majeurs sontt le « tirage au sort » lié au « principe de rotation des charges », au « principe d’isègoria », au principe d’égalité et le Budget participatif. Il est entendu que c’est dans le prolongement de Placide Tempels, auteur de la célèbre Philosophie bantu, et surtout dans celui des penseurs grecs antiques et des penseurs altermondialistes que Louis Mpala soutient la possibilité d’une telle démocratie. En cela, un conduit un prolongement politique de sa thèse de doctorat intitulée Matérialisme historique, mondialisation et utopie postmoderniste. Contribution à la philosophie de l’histoire (2006). Je dis « possibilité », parce qu’aucune société contemporaine n’a, à ce jour, fait l’expérience de cette nouvelle forme de démocratie. Mais comme il est possible, dans le domaine de la pensée et de l’action de passer du pourquoi au pourquoi pas, le philosophe pourra espérer trouver quelques acteurs politiques qui s’approprieront son idée et travailleront à la matérialiser. En attendant, peut-être il faudrait continuer à suivre la pensée subtile de Winston Churchill : continuer à pratiquer la démocratie représentative, en dépit des critiques formulées en son endroit.

 

Le lecteur saura faire une lecture intelligente du livre du philosophe audacieux Louis Mpala (parce qu’en effet l’idée de remplacer la démocratie représentative par la démocratie prosôponiste est audacieuse). Le lecteur saura surtout engager rationnellement et librement une discussion avec l’auteur, afin qu’ensemble ils puissent contribuer à la marche des idées et de la pensée sociale et politique en Afrique. Telle est aussi, de mon point de vue, la tâche urgente de la philosophie africaine, en ce temps de crises.   

Professeur Emmanuel M. BANYWESIZE

Université de Lubumbashi

Lubumbashi, le 22 mai 2013

 

 


 

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