De  ce qui précède, l’on comprendra pourquoi j’ai intitulé mon étude critique «  Cabinets philosophiques «  ou «  Lumpen intelligentsia ». Dans le langage marxiste, le concept Lumpen désigne une pépinière  de voleurs et de criminels de toute espèce, individus sans métier, rôdeurs. C’est la couche des   « Lazare de la classe salariée », ce sont de va-nu-pieds et des clochards d’après Lénine. On parle alors de Lumpenproletariat. Pour mon cas, je veux suivre Roy qui a traduit Lumpen par « classe dangereuse »12 . Les philosophes conseillers sortant de l’I.P.P et siégeant dans les C.P constitueraient un Lumpen Intelligentsia très dangereux. C’est comme qui dirait un laboratoire socio-politico-économique  pour trouver les tactiques et stratégies afin de bien manipuler les gens. Ils sont plus dangereux que des dirigeants eux-mêmes. « Lazares de la classe dirigeante », ces philosophes formeraient une race pour être l’Elite dont on ne peut se passer. Cette même position la rendrait suspecte auprès des dirigeants. Ce Lumpen a la capacité de devenir le ferment de la révolution sociale s’il n’est pas déstabilisé à temps.



12 LABICA, G. et BENSUSSAN, G (dir), Dictionnaire critique du marxisme, deuxième édition refondue et augmentée, Paris, P.U.F., p. 672

Louis MPALA Mbabula

 

 

 

« CABINETS PHILOSOPHIQUES »

ou

 « LUMPEN INTELLIGENTSIA »[1]

 

Etude critique de « Philosophons autrement. Propositions pour une nouvelle race de philosophes en Afrique [2]» de Tshiamalenga Ntumba et de Ngoma Binda

 


 INTRODUCTION

         Je voudrais parler de l’orientation de la philosophie africaine. En d’autres termes, il s’agit de savoir à quoi sert la philosophie. Est-ce un métier apprécié par la société ? Comment  la société doit-elle sentir l’utilité pratique de la philosophie ?

         J’ai  trouvé par bonheur deux professeurs de philosophie qui ont fait leur mon thème. J’ai  cité Tshiamalenga Ntumba et  Ngoma Binda. Voilà pourquoi leur article collectif m’a intéressé. Il s’intitule PHILOSAPHONS AUTREMENT. Propositions pour une nouvelle race de philosophie en Afrique.

         Je  commencerai par résumer ledit article et je terminerai par une appréciation critique qui sera suivie d’une conclusion.

         Nos deux auteurs ont subdivisé leur article en trois parties dont la dernière a trois sous points.

         Toutefois il ne serait pas vain de rappeler qu’avant de développer leurs idées, Tshiamalenga  et Ngoma ont émis « un jugement excessif, plein de sévérité et d’humour noir » (p.77) sur la philosophie comme elle se pratique dans des universités africaines. Elle est « jacassière » et «  pédante » (p.77). Pour nos auteurs,  cette pratique philosophique est encore aujourd’hui et pour une large part une « réduction tenace des concepts et modes de penser de la philosophie occidentale » (p.77). C’est contre cette pratique philosophique que les deux professeurs s’insurgent en proposant une autre façon de philosopher. Suivons-les. Reconnaissons qu’il n’est pas facile de résumer l’article qui est en lui-même un résumé.

1.     ROLE DE LA PHILOSOPHIE EN AFRIQUE

Pour nos auteurs, si une philosophie veut jouer un rôle critique dans une société, elle doit nécessairement être de sa société, car, elle est   une pensée de son temps, selon Hegel, et de sa société «  comme un effort intellectuel visant à comprendre  la société » (p.77). A côté de la compréhension, il faut transformer et humaniser la société. L’aspect spécifique et métaphysique de la philosophie bien manifeste chez Platon n’a pas interdit ce dernier à vouloir faire fonctionner quelque société  sur le modèle des idées du Bien et du Beau d’une façon spéciale. Ceci donnera naissance à une philosophie politique et tant d’autres réfléchissant sur les « relations » des individus au sein de et par rapport  à la société » (p.77). Ainsi nos deux auteurs citeront Aristote, Descartes, Kant, Hegel, Pierce, Wittgenstein, Heidegger, Habermas, Appel comme ceux-là qui ont érigé de telles philosophies politiques. Faisons remarquer que Marx n’est pas sur la liste, alors qu’il viendrait après Hegel. Ici, on  cherche à construire « une société vraie, juste et solidaire, forte et heureuse » (p.78). Forts de cette récolte historique, nos deux philosophes africains diront avec force que «  toute véritable philosophie africaine doit se présenter comme une instance intellectuelle  créatrice d’une société vraie, juste et belle en Afrique » (p.78). C’est ce rôle, au dire de nos philosophes, qui  fonde le droit de cité de la philosophie. Ce faisant, elle échappera aux accusations « de se livrer à des spéculations oiseuses et d’être un luxe  inutile dans une Afrique ruinée socialement et économiquement » (p.78).

En dernière analyse, sa tâche est d’apporter la joie d’exister aux africains en « contribuant à la « santé » intégrale et à la réhabilitation économique, politique et sociale de l’Afrique » (p.78). Toutefois, certains préalables, avertissent Tshiamalenga et Ngoma, sont requis :

1.           La philosophie doit être conçue  comme «  une union dialectique de la théorie et de la pratique »[3] (p.78)

2.           Son élaboration doit être  réaliste sur la société concrète et ses problèmes (besoins,   aspirations et combats spécifiques)

3.           la philosophie doit être proche de la vie quotidienne des hommes en mal de vivre. Ceci lui permettra non seulement de naître sur le sol africain mais aussi de se faire écouter par les africains affamés, victimes de l’injustice, déformés par la misère, broyés par le désespoir et troublés par les impasses inutiles (p.78).

         De ce qui précède, je peux dire avec les deux auteurs que la crédibilité de la philosophie proviendra de son «  impact pratique sur l’orientation fondamentale de la société » (p.79) et de la rigueur de sa théorie.

         Connaissant la lutte  principale de l’Afrique d’aujourd’hui (sociale, politique, économique, moral et intellectuelle) et sachant que la destinée africaine dépend, dans la plupart de cas, des décideurs économiques et politiques, il va sans dire que l’Afrique a besoin d’une philosophie pratique, théorique, thérapeutique et politique. Voilà pourquoi les auteurs invitent la philosophie à aider le pouvoir politique, d’une façon spéciale, «  à décider, à commander, à servir, à faire advenir, pour chacun des citoyens d’Afrique, le maximum de joie d’exister » (p.79). Ici la responsabilité politique du philosophe est mise en évidence. A bas la science « pure », source d’illusion philosophique. Historiquement et objectivement, affirment  nos deux professeurs de philosophie, le philosophe apparaît comme un savant-idéologique, un penseur engagé, un philosophe-politique, un philosophe thérapeutique. C’est en remplissant ces rôles que les décideurs politiques prêteront l’oreille aux philosophes. Les philosophes doivent prendre au sérieux leur rôle, car il y va de la survie de l’Afrique où les décisions se prennent « sans philosophie politique globale » (p.79). C’est impérieux, interpellent nos éminents professeurs.

Après cette recommandation, nos auteurs s’attaquent à ce qui influence inévitablement la production philosophique, à savoir l’enseignement.


 

2.     L’ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE

L’enseignement actuel au Congo[4] et en Afrique ne permet pas la naissance d’une philosophie pratique, thérapeutique et politique, diagnostisent nos auteurs. Voilà pourquoi la philosophie est dédaignée, traitée d’inutile, car n’apprenant rien aux hommes sous-développés économiquement, politiquement et socialement.

         Comment se fait cet enseignement ? Il dépend d’un pays capitaliste à un pays socialiste[5]. Dans ce dernier où règne la philosophie marxiste-léniniste, les pouvoirs de  la philosophie sont reconnus ; pour nos auteurs, un dogmatisme, capable de faire oublier la spécificité africaine et de la philosophie elle-même, traverse la philosophie des pays socialistes. « On croit, se prononcent Tshiamalenga  et Ngoma, le marxisme universellement applicable, sans modification aucune, transcendant temps et espace (…). Son dogmatisme et ses nombreux échecs théoriques et pratiques au cours des dernières décades » (p.80) la déclassent, affirment sans nuance nos deux grands professeurs. Et dans les pays d’orientation capitaliste ? «  L’enseignement philosophique est, aux trois quarts, la reproduction pure et simple des programmes de l’ancienne puissance colonisatrice respective »[6], relèvent les deux auteurs. C’est un enseignement extraverti dépendant des aléas de l’Occident préoccupé de ses problèmes qui ne sont pas ceux de l’Afrique dans la plupart de cas. D’ailleurs le génie africain et la métaphysique sont différents de ceux de l’Occident.  L’enseignement est non seulement calqué, mais aussi conçu pour former des «  généralistes dans le domaine de la philosophie occidentale », dénoncent nos deux  professeurs chevronnés de philosophie. Le défaut de cette formation panoramique est de ne pas favoriser chez  les étudiants la constitution  « d’une pensée africaine  critique et responsable à propos d’un problème précis agitant la société africaine», touchent  de doigt la plaie généraliste  nos deux auteurs. Ainsi les étudiants ne savent pas philosopher à partir d’eux-mêmes et de leur terroir. De ce fait, on fait de philosophie pérenne «  une science objective », une spéculation, et non une « idéologie » (qui est la philosophie au sens le plus fort), un « guide critique » de la vie et de la société, «  pensée d’une époque » (p.81).

Que conclure de cet enseignement ? Aucune formation philosophique appropriée à l’Afrique. Orientation à la maîtrise et à la répétition de la philosophie Occidentale. Avec ce néo-colonialisme et «  donjuanisme philosophique » (p.81), aucune espérance d’émergence «  des esprits créateurs, utiles…. » ne pointe à l’horizon, prophétisent nos auteurs. Que faut-il alors ? « En lieu, et place du flirt don-juaniste, avec les philosophes de toutes les époques et écoles occidentales (l’occident ayant dogmatiquement décrété le seul producteur de philosophie), il est impérieux et urgent d’instituer des programmes susceptibles de former des philosophes politiques, qui soient des éducateurs thérapeutes d’une Afrique effroyablement ruinée » (p.81), recommandent  nos deux professeurs.

C’est après ce discours diagnostic sans complaisance que nos auteurs s’attellent à construire - sur papier ? - des structures concrètes efficaces.

3.     DES STRUCTURES CONCRETES EFFICACES

Cette section se donne le but de « proposer une idée »  dont  la réalisation hypothétique («  si elle concrétise » (p.81) éveillera « les énergies dormantes  dans les hommes politiques et citoyens d’Afrique » (p.81).

3.1.                     UN «  INSTITUT DE PHILOSOPHIE PRATIQUE » [IPP]

Un jeune diplômé en philosophie a peu  de « débouchés » devant lui. De ce fait il ne sait pas mener le combat pour la vie. Une nécessité d’impose : la création d’un Institut Post-Universitaire. Ce dernier prendrait en charge des licenciés en philosophie, et en Sciences Sociales et Humaines (p.82), rassurent nos auteurs. Institut Post-Universitaire pour quelle formation ? Pour une formation philosophico-politique-sociale à la fois théorique et pratique, axée sur les impératifs de la vie sociale concrète en Afrique (p.82), répondent-ils. Ainsi les sortants de cet Institut n’auront pas une formation généraliste, mais ils seront, ave compétence, des philosophes-conseilliers tant pour la conduite privée que pour celle de l’Etat ou de la nation.

Compte tenu des problèmes de l’Afrique actuelle (désorientation des esprits, son développement, domination, injustice et analphabétisme (p.82)), l’enseignement sera fait sous un point de vue africain. A la page 82 ils donneront la structure de cet enseignement. Un mode d’enseignement y prévaudra : tout se fera sous forme de « séminaire », de « colloque » et d’exercices pratiques (p.82). Le personnel enseignant doit être gagné à la philosophie de l’institut. La bibliothèque abritera des textes de traduction orale africaine et de pensée africaine moderne. Voilà sa spécialité. Pour les cours, le regard sera focalisé sur le hic et nunc de l’existence africaine. Les méthodes  et techniques éprouvées en Afrique et ailleurs seront les bienvenues. L’on doit attendre le développement véritable de l’Afrique. C’est le but de cette philosophie pratique (thérapeutique, politique et éthique) inséparable «  d’une recherche théorique de base » (p.83). Des publications scientifiques rigoureuses couronneront la prise de position face à ce qui arrive en Afrique et dans le monde.

De ce fait, concluent nos auteurs, «  l’Institut  se présentera comme une Institution :

1.     de recherche fondamentale en philosophie,

2.     de formation de philosophes-conseiller sociaux et

3.     de sensibilisation sociale de l’option publique » (p.83).

3.2. DES « CABINETS PHILOSOPHIQUES » [C.P]

 Le philosophe sortant de l’IIPP, ouvrira un cabinet philosophique pour être pris au sérieux par la société et par le pouvoir politique. C’est de cette façon qu’il sera utile. Sa profession est d’être le philosophe conseiller et thérapeutique social. Il n’est pas  à confondre au médecin, à l’avocat, au psychologue et au guide religieux, prêtre ou pasteur. Il est à côté d’eux. Avec « ses consultants », le philosophe de l’IPP pratiquerait le «  dialogue philosophico-pratique », prescrivent nos auteurs. Les questions de sa compétence (philosophies pratiques, morales, religieuses, juridiques et administratives, économiques et sociales, etc…p.84) en sont l’objet.

Le C.P  peut aussi fonctionner comme un Bureau d’expertises : fournir des arguments, rédaction des textes (discours, allocutions, avis, …), élaboration des études sociales et philosophiques avec la collaboration des études de l’IPP. On y utilise la méthode du dialogue africain (dit palabre [faut-il s’y amener alors avec son adversaire ?]), socratique et psychanalytique.

 Le CP, outil d’inspiration spirituelle, morale, politique et relationnelle, aidera à la prise des décisions privées, publiques et politiques.

3.3.                     UN « ORDRE DES PHILOSOPHES –CONSEILLERS DU ZAIRE (CONGO) [OPCC]

Nos auteurs vont encore plus loin en plaidant de et pour l’OPCZ(C) qui sera un cadre juridico-moral dont le but sera de fixer les conditions d’ouverture d’un CP, de sanctionner les abus et déviations éventuelles, et de dénoncer les illégalités » (p.84). Pour  être admis dans l’OPCZ(C), des qualités morales, humaines et sociales sont requises, et en particulier un haut degré d’intérêt philosophique pour les problèmes quotidiens et haut degré de maturité dans le domaine de jugement.

Le sens d’être de l’IPP, des CP et de l’OPCZ(C), rappellent nos deux auteurs, est de servir l’Afrique d’une façon efficace «  à travers et à partir de la philosophie » (p.84). Ils cherchent à démocratiser la philosophie, à rapprocher celle-ci de la société, la mettre au service de la société. Ainsi le philosophe sera responsabilisé idéologiquement, politiquement et thérapeutiquement. « Aider dialogalement l’homme et la société à « inventer » des principes de vie et d’actes propres à maximiser la joie d’exister de tous et de chacun au sein d’une communauté solidaire » (p.85),  voilà la noble mission, puis-je résumer les auteurs.

Nos deux professeurs de philosophie ne manquent, avant de déposer le stylo à bille, de nous rappeler le pourquoi de leur texte : «  Le présent « argument »  voudrait simplement proposer des idées concrètes relatives à la vie de philosophie, et indiquer leur importance pour la vie de notre société nationale » (p.85). Ont-il  bien argumenté ? Comme s’ils étaient conscients de l’imperfection de toute œuvre humaine, ils s’apprêtent à recevoir les remarques et critiques constructives. Et ils clôturent leur «  argument » en remerciant cordialement les futurs critiques.

C’est à ce niveau qu’interviendront mes remarques critiques. A eux et à toi lecteur de dire, si elles sont constructives.

4.     PPRECIATION CRITIQUE

Tshiamalenga et Ngoma nous ont proposé un texte qui est le fruit de leur réflexion. Quand bien même leur article n’aurait pas de références bibliographiques, il resterait vrai que nos deux auteurs se mettent sur les épaules d’une certaine tradition philosophique occidentale dont ils veulent se séparer. Quoi de mieux ! Pour ma part, la tradition héritée de Marx me transportera pour apprécier les deux professeurs. Toutefois, je ferai appel à d’autres auteurs comme pour renforcer les unités de mes lunettes.


4.1. MERITES

Tshiamalenga et Ngoma ont émis un jugement excessif. Ils ont traité la philosophie de « jacassière » et de «  pédante ». Personne n’ignore que si la philosophie est ainsi, cela est dû, sans doute, aux philosophes qui l’entretiennent et la perpétuent sous cette forme. Or il n’échappe  à personne que cela est l’œuvre, dans la plupart de cas, des professeurs de philosophie. Sachant que Tshiamalenga et Ngoma sont des professeurs de philosophie, nous ne nous interdisons pas de dire que nos deux auteurs se remettent en question ; et partant, ils manifestent une noble intention de se dépasser à travers même  cette dénonciation. L’autocritique est une qualité qui ne peut se disputer avec un philosophe. Cette façon d’être est un enseignement exemplaire pour toute la société, du moins pour un membre de la société que je suis.

Parlant du rôle de la philosophie, nos auteurs,  s’inspirant de l’Histoire de la philosophie,  le résument en ces termes : comprendre la société, la transformer et l’humaniser. Voilà pourquoi, ils s’engagent à faire aimer la philosophie par le peuple. C’est dans ce souci qu’ils énumèrent les préalables. L’idéal de créer une philosophie politique et thérapeutique leur donne l’insomnie. C’est un signe évident de conversion ou mieux  un vouloir-philosopher-autrement  en s’inscrivant en faux contre leur philosophie actuelle. Ils se proposent d’atteindre  les décideurs politiques afin que ces derniers prêtent l’oreille à la philosophie et ainsi les conduire à asseoir leurs décisions sur des fondements théoriques solides. Ce souci n’a-t-il pas contraint Socrate  et Platon à combattre les sophistes ? Tshiamalenga et Ngoma appellent les philosophes à se prendre au sérieux et à prendre au sérieux leur rôle pour la survie de l’Afrique. Nous ne pouvons que féliciter ce souci de voir les philosophes conscients de leur grand rôle dans la société.

Leur propos sur l’enseignement de la philosophie manifeste encore une fois le vouloir-philosopher-autrement de nos deux professeurs de philosophie. Ils s’attaquent à la pratique de l’enseignement actuel. Ils s’en prennent à la formation généraliste ou panoramique des philosophes et dogmatique selon les pays où l’on se trouve. Ils voudraient se débarrasser de quelques discours irréalistes sur les conditions spécifiques de l’Afrique. Nous ne pouvons que leur dire bravo. C’est le souci du rejet néo-colonialisme et du « don-juanisme ». Dire qu’il est impérieux et urgent d’instituer des programmes susceptibles de former des philosophes politiques est pieux  vœu et c’est une expression d’âme qui souffre  de voir son peuple souffrir intellectuellement et matériellement. Louons leur diagnostic sur l’enseignement et accueillons leur prescription.

Vouloir ériger un Institut de philosophie pratique (IPP), des « Cabinets philosophiques » (CP) et proposer un Ordre des philosophes conseillers au Congo (OPCC) constitue un vouloir faire mieux quant à ce qui concerne le style d’enseignement, l’impact sicio-politique de la philosophie et la moralité des philosophes. Pour Dimandja, ces idées ne sont pas saugrenues. Ils veulent donner au philosophe une profession, celle du « philosophe conseiller et thérapeute social ». Dimandja les félicite en ces termes : «  Un tel projet vise à donner au métier de philosophe une place, une adresse, bref, tous les moyens de le rendre extrêmement, concrètement et de lui obtenir ainsi ses lettres de créance, et il n’y a pas de raison de ne pas le soutenir tout à fait. En effet,  devant la médiocratie ambiante et devant l’emprise de plus en plus prépondérante des experts de toutes sortes, il constituerait une entreprise de salubrité publique »[7].

De ce qui précède, nous osons dire que le mérite des mérites de nos deux philosophes est d’avoir voulu philosopher autrement ou mieux de vouloir nous conduire à philosopher autrement pour l’avènement d’une nouvelle race de philosophe en Afrique. Ils ont osé vouloir inventer. Ils ont joué le rôle du coq qui réveille.

4.2. DEPASSEMENT POUR UN VRAI « PHILOSOPHONS AUTREMENT »

         Les mérites relevés ne nous empêchent pas de douter sur l’autocritique de Tshiamalenga et Ngoma. Jusqu’à quel degré l’autocritique de nos deux auteurs est-elle de bonne foi ? Pouvons –nous le vérifier dans l’action ? L’IPP, le CP et l’OPCC ont-ils poussé ? La pratique semble renforcer nos doutes. Que dire de la théorie et de l’analyse ? A –t-elle réellement tracé la ligne de démarcation entre le philosopher  de jadis  et  du déjà-là  en attendant l’action qui réalisera le pas-en-encore-là¸,  à savoir l’IPP, le CP et l’OPCC ? Nous croyons que les analyses de l’article  montrent que nos deux auteurs sont complaisants. Ils sont victimes de leur formation, à mon humble avis. Je m’ explique. Ils veulent proposer un mode de philosopher autrement afin de créer une nouvelle race des philosophes en Afrique. Ils ne nous disent même pas de quelle Afrique il s’agit. L’Afrique est Une comme continent, mais elle est plurielle dans l’existence socio-politico-économique. Ainsi l’on parle de l’Afrique blanche et noire, des pays de Maghreb, de la Zone FCFA, CEDEAO, des grands lacs, de l’Afrique francophone et Afrique anglophone, de l’Afrique chrétienne, musulmane, animiste, etc. Toutes ces réalités sociales, économiques, religieuses, linguistiques, raciales, politiques, etc. doivent nous empêcher de philosopher en «  généralistes ». Et dans leur article, ils parlent plus de la société. Nous voulons bien. Ils plaident pour une joie de vivre de la société. C’est vraiment à ce niveau  que se situe leur punctum dolens. De quelle société s’agit-il ? Comme ils sont congolais, nous osons croire qu’il s’agit du Congo (jadis Zaire). Toute société n’échapperait pas aux questions du matérialisme historique qui est notre instrument d’investigation. A partir de quelle société allons-nous philosopher autrement ? Le point de départ détermine l’élan de la course. Un athlète qui prendrait le sprint à partir d’un  trou ne le ferait pas de la même manière que celui qui partirait d’un terrain sablonneux ou d’un terrain glissant, boueux ou rocailleux. C’est très important. Une lecture perspicace de la société s’impose. Il ne suffit pas  de dire qu’il  y a une formation généraliste, de l’injustice, de la misère, du développement. Non, il y a  le pourquoi et le comment est-on arrivé à cela qui doit précéder, puis-je le croire, tout discours pour les « propositions d’une nouvelle race de philosophes en Afrique ». C’est important pour un décollage non seulement conceptuel (création d’un nouveau vocabulaire pour la nouvelle race de philosophes) mais aussi pour le décollage pratique (révolution mentale, politique). Qu’est-ce à dire ? Il faut prendre le pouls de la société comme le dirait Marx. Voici certaines  questions sur notre société pour lui proposer une nouvelle race  de philosophes : à quel mode de production appartient-on ? «  Quelles sont les classes qui composent la société ? Quelle est l’origine de la distinction entre les classes ? Quelles sont les relations qui s’instaurent entre classes sociales et comment le cours de l’histoire en est-il influencé ? »[8]. La réponse à ces questions donnera une nouvelle façon de se positionner, et partant de philosopher afin de redéfinir le rôle  de la philosophie dans la société, pour  réorienter l’enseignement de la philosophie et pour être à même d’inventer de nouvelles structures concrètes efficaces. Pour Maô Tsé-Toung, répondre à ces questions, présuppose une disposition d’esprit modeste et d’accepter d’être écolier, de discuter avec les personnes à partir d’un questionnaire soumis à une  modification progressive, et cela suppose aussi une documentation[9].

         Pour le cas du Congo (Zaïre) (que semble présupposer  leur article critiquant le philosopher dans « un » pays à tendance capitaliste), je dois répondre avec une tête froide en disant que notre pays est de tendance capitaliste. Voilà son mode de production. C’est tout un système (économique) donné. D’un coté les forces productives et de l’autre les rapports de production et nous trouvant dans la mondialisation, la situation est celle d’un néolibéralisme affaiblissant le rôle de l’Etat ou mieux rendant complice l’Etat. Il y a un lien dialectique entre ces deux instances. La contradiction les caractérise. Notre société, au dire de Dirven, est composée de quatre groupes d’homme :

-        le groupe du peuple ordinaire subdivisé en celui du gouvernement et en celui des « hommes forts »,

-        Le groupe du peuple ordinaire subdivisé en groupe de gens responsabilisés et en gens de misère.

Dirven donne même les caractéristiques de chaque groupe : le groupe du gouvernement est privé d’argent et de l’armée. D’où il ne peut rien, n’ayant aucun pouvoir. Le groupe des hommes forts a de l’argent et l’armée[10].  Ainsi, il a le pouvoir. Il l’utilise pour son bien personnel et non pour le bien communautaire. Le groupe des gens responsabilisés s’occupe de l’organisation informelle. Les gens de ce groupe travaillent, s’organisent, essaient de mettre leur ordre dans le désordre socialement organisé. En un mot, ils se débrouillent bien avec leur commerce incontrôlé, avec leurs camions, camionnettes et voitures transformées en « transport » publics et ils ouvrent même des écoles privées. Le groupe des gens de misère est composé des maigrichons, miséreux et peut-être des jeunes désoeuvrés. Pour Dirven, ce groupe a des candidats au pillage. C’est une plèbe pour une révolution ; on les plaint tout en les craignant à la fois4 . En héritier critique de Marx, je dirais que pour Dirven il y a deux classes fondamentales. Celle des dirigeants et celle du peuple ordinaire. Et en me mettant sur les épaules de  Mao[11], j’ajouterais que ces deux classes constituent la contradiction principale sociale. Chaque classe a ses couches sociales et ses contradictions internes. C’est la contradiction secondaire. L’analyse de Dirven a ses mérites. Cela lui a permis d’arriver à la conclusion de dire «  qu’aucun système politique (déjà existant en Europe ou ailleurs) n’est adaptable à l’Afrique ou au Congo (Zaïre5) ; son analyse ne nous permet pas de classer 1es fonctionnaires.

Là n’est pas le but de mon étude. Dirven nous a donné aussi l’origine de la distinction entre deux classes et leurs souches respectives. Quant à ce qui concerne les relations s’instaurant entre ces deux classes et comment le cours de l’histoire en est influencé, je dois le chercher dans la contradiction principale et la contradiction secondaire. Il y a conflit. La compréhension de ces deux contradictions me donnera la clé de comprendre pourquoi l’enseignement est ce qu’il est actuellement.

         La classe des dirigeants a ses maîtres à penser à l’extérieur. N’oublions pas que c’est cette classe qui donne le programme des enseignements  pour le peuple ordinaire, même pour les écoles privées. Car cette classe, à travers l’Etat, légalise les diplômes. Comme économiquement cette classe dépend de l’extérieur qui brade ses richesses minérales, elle dépend des coopérations pour son enseignement supérieur et universitaire. Sans les subventions extérieures,  son enseignement universitaire en souffre et l’on est arrivé à une situation  où ce sont les étudiants qui paient les professeurs à travers le système de prime, même ceux de la philosophie. Comme on le voit, la vie intellectuelle dépend des caprices et humeurs de la classe des dirigeants. Dans cet état des choses, qui donnera à l’I.P.P. son droit d’érection ? Qui permettra l’ouverture des C.T. ? Qui reconnaîtra l’OPCZ(C) ? Si cette classe leur accorde le droit d’existence, ça sera sous ses normes, avec comme conséquence normale leur pure et simple fermeture si on s’écarte des exigences de cette classe dont l’Etat en est l’instrument oppresseur officiel. Voilà pourquoi, comme le disait Gramsci, cette classe a tout intérêt que le meilleur des intellectuels soit d’elle ou récupéré du groupe ordinaire. Chaque classe produit ses intellectuels organiques d’après Gramsci6 . Le transfuge est aussi possible. Ainsi Marx, intellectuel de la petite bourgeoisie, est passé du côté du prolétariat[12]. Et alors c’est dangereux. Au Congo (Zaïre), des professeurs de l’Université, intellectuels du groupe des gens ordinaires à la rigueur, sont conseillers des dirigeants, c’est aussi dangereux. Voilà pourquoi ils sont prêts à tout défendre au nom de l’intérêt des dirigeants dont dépend leur survie. Je me demande si nos deux auteurs ont vu la complexité de cette réalité sociale. Et comme la majorité des étudiants semblent provenir de la classe des gens ordinaires, une difficulté semblera même les guetter : chercher avant tout le minerval, suivre les cours après et ne rien acheter comme livres. S’ils sont nombreux dans le département de la philosophie, ils ne sont pas mus par les mêmes motifs[13]. Soumettez –les à un questionnaire sur le pourquoi ils ont choisi la philosophie. Il y a plus de chance de trouver un petit nombre qui soit mû par le choix d’un esprit révolutionnaire qui créera en eux la faim de la lecture, la soif  d’assister à des conférences, le souci de pouvoir agir un jour contre le monde entier ou mieux contre son système. Le comble de tout est que les professeurs mêmes ne leur apprendront pas à  les critiquer. Et pourtant ça serait la meilleure méthode d’apprendre à affronter le monde extérieur à travers l’I.P.P.  En Karaté, avant d’aller se battre, il faut apprendre à se mettre débout. C’est- à – dire il faut faire le ju-Kumité avec son shihan ou maître, et après, ce dernier vous lancera sur l’extérieur pour faire le Shiai ou compétition.

              Oui, le seul désir de changer les programmes ne suffit pas ; il faut renverser les structures sociales et il est aussi nécessaire d’avoir de l’argent. Un philosophe sans argent a plus de chance de se prostituer et de ne pas se faire entendre comme le coq le matin ou la nuit. N’oublions jamais que l’enseignement est une division sociale culturelle très efficace selon les conditions sociales, le temps et le lieu. C’est de lui qu’effectivement doit sortir une nouvelle race de philosophe, ces nouveaux intellectuels organiques. Ils seront non pas des « fonctionnaires de l’humanité », mais des « médecins de l’humanité », « organisateurs  de l’hégémonie » de la nouvelle classe. Laquelle ? J’en parlerai.

     Disons que l’enseignement dans la contradiction principale actuelle est une idéologie stabilisatrice, régulatrice de l’Etat actuel. Voilà pourquoi on enseigne plus la philosophie comme l’avait dit Nietzsche7. Celui-ci va même plus loin en disant que « l’unique  critique d’une philosophie, qui est possible et qui démontre aussi quelque chose, c’est – à – dire tenter si on peut vivre selon elle, n’a jamais été enseignée dans les universités : mais, (on enseigne ) toujours la critique des paroles aux paroles ».8    Il finira son livre en parlant de faux serviteurs, des représentants indignes de la philosophie qui sont ridicules et indifférents. Rappelons-nous toujours que la philosophie est une arme et Nietzsche nous invite à démontrer par l’action que « l’amour pour la vérité (philosophie) est quelque chose de terrible et de violent ».9

     Aussi longtemps que la contradiction principale et secondaire ne seront ramenées à des contradictions non- antagonistiques, l’enseignement sera ce qu’il est actuellement. Et la joie de vivre que recherchent nos deux professeurs sera un concept qui ne donne pas la joie de vivre comme le concept chien ne mord pas. La joie de vivre d’un bourgeois n’est pas celle d’un homme de misère.

     Si l’I.P.P. et l’OPCZ(C)  surgissaient  dans cette société que seront –ils ? Non pas ce que pensent Tshiamalenga et Ngoma. Ils seront des structures concrètes, efficaces pour le maintien et la continuité du groupe des dirigeants. Souvenons- nous de la profession spécialisée des ressortissants des I.P.P. et des «  bureaucrates », des C.P., qui est celle donner des conseils aux décideurs politiques. A quelle classe ou souche sociale appartiennent ces derniers ? La réponse est claire pour le cas du Congo (Zaïre) actuel (1997) et de celui de 1990 quand était cogité et accouché l’article de nos deux professeurs de philosophie. C’est à ce niveau que les réserves de Dimandja ne se  dissimulent pas quand il écrit : « Je n’ai pas à me dissimuler les embarras et les difficultés d’une innovation sociale qui comporte en elle-même le risque de faire apparaître  la philosophie comme ce que le Merleau – Ponty de l’Eloge de la philosophie appelle « une idée dont (le philosophe) serait le gardien et qu’il devrait mettre en lieu sûr »10  pour ne pas inquiéter et troubler le sommeil des décideurs politiques, dois-je ajouter. Voilà pourquoi comme le dit Ndeke « au lieu de se parquer dans une bureaucratie funeste (…) le philosophe doit accompagner les gens dans leur promenade à travers les couloirs de l’école de la vie plutôt que d’attendre des demandeurs de conseils, c’est vers les cabinets des autres qu’il faut se diriger pour influencer un esprit féru de raison philosophique. Que même je ne perçois pas exactement, dans la situation de pauvreté actuelle du Congo (Zaïre), l’urgence qui peut décider médecins, économistes ou juristes à se bousculer au portillon des cabinet des philosophes »11. Le cabinet philosophique érigé sur ce terrain social est une boutique où l’on vendrait des illusions au groupe des gens de misère. Les parlementaires-debout[14], opium du peuple, parce qu’expression de la misère et parce qu’aussi protestation contre la misère et surtout parce qu’inefficace  ne jouent –ils pas (maladroitement soit- il) le rôle d’un éveilleur de conscience mieux que ne feraient les cadres de C.P ? Les parlementaires–debout ne me séduisent pas totalement, car par leur protestation inefficace contre la misère, ils contribuent à la continuité de la misère. Marx avait appliqué cette critique à la religion de son temps et à son temps. Inviter le peuple à fréquenter le C.P, c’est lui demander d’attraper un moineau en ayant les yeux fermés ou bandés. Cela serait lui faire rêver debout, encercler sa conscience et ainsi l’amener dans un bateau vers une destination qu’on ignore, comme chante le reggaeman Tikenja Fakoli. Si Socrate devrait avoir un C.P, il attendait longtemps ses clients.

     De  ce qui précède, l’on comprendra pourquoi j’ai intitulé mon étude critique «  Cabinet philosophique «  ou «  Lumpen intelligentsia ». Dans le langage marxiste, le concept Lumpen désigne une pépinière  de voleurs et de criminels de toute espèce, individus sans métier, rôdeurs. C’est la couche des   « Lazare de la classe salariée », ce sont de va-nu-pieds et des clochards d’après Lénine. On parle alors de Lumpenproletariat. Pour mon cas, je veux suivre Roy qui a traduit Lumpen par « classe dangereuse »12 . Les philosophes conseillers sortant de l’I.P.P et siégeant dans les C.P constitueraient un Lumpen Intelligentsia très dangereux. C’est comme qui dirait un laboratoire socio-politico-économique  pour trouver les tactiques et stratégies afin de bien manipuler les gens. Ils sont plus dangereux que des dirigeants eux-mêmes. « Lazares de la classe dirigeante », ces philosophes formeraient une race pour être l’Elite dont on ne peut se passer. Cette même position la rendrait suspecte auprès des dirigeants. Ce Lumpen a la capacité de devenir le ferment de la révolution sociale s’il n’est pas déstabilisé à temps.

     D’aucuns pourraient croire que j’ai dédaigné les efforts de Tshiamalenga et Ngoma. Pour rectifier leur tir, je leur propose ma vision pour la réalisation de leur projet  et j’espère pouvoir les retirer du préjugé contre le marxisme qu’ils croient dogmatique et qui se considérerait universellement applicable. S’il en était ainsi Lénine, Gramsci, Maö, Bloch, Marcuse, Garaudy, Althusser, … n’auraient été que des répétiteurs. Chacun d’eux a sa façon de l’interpréter ou de l’appliquer compte tenu des circonstances, des réalités sociales du temps et du lieu. Engels l’a bien répété en 1888 dans sa préface du Manifeste à l’édition anglaise : «  L’application pratique de ces principes, comme l’explique le Manifeste lui-même, dépendra en chaque lieu et en chaque temps des circonstances historiques du moment »13.  En d’autres termes, il y a des circonstances où le marxisme serait inapte[15]. Les pendules étant remises à l’heure, puis-je m’atteler  à proposer aux auteurs une voie pouvant déboucher sur une nouvelle race de philosophes.

         Pour Althusser, «  la philosophie est, en dernière instance, lutte des classes dans la théorie »14, en vue d’une action conservatrice, réactionnaire, réformatrice ou révolutionnaire, dois-je ajouter. Tshiamalenga et Ngoma l’ont dit indirectement quand ils écrivent qu’ « on oublie de faire remarquer que la philosophie est, au sens le plus fort, une « idéologie » » (p.81). Malheureusement, ils ont abandonné cette piste et il faudra attendre trois ans pour  que Ngoma puisse dire enfin ce qu’est une idéologie ou le noyau idéologique que toute philosophie à prétention inflexionnelle doit contenir (même si pour moi cette philosophie qui se donne le qualificatif d’inflexionnelle n’est rien d’autre que la philosophie fonctionnelle). Il la (idéologie) définit «   comme l’ensemble des valeurs visées par la philosophie, autour desquelles elle s’organise, et qui attendent donner un sens et une destinée globale à la société. L’idéologie est l’idéale qui anime, donne vie à la philosophie… elle est la technologie de la philosophie grâce à  laquelle cette dernière est susceptible d’opérer, de transformer, d’inciter à l’action transformatrice [16]». Bravo . Voilà la piste.  «  L’idée d’unité panafricaine, l’idéal de la dignité et d’authenticité nègre, l’idéal de démocratisation politique sont, pense Ngoma, des exemples de noyau idéologique[17] ». Pour le Congo (Zaïre) il est préférable, à mon humble avis, d’opter pour l’idéal de l’idée nationale et de l’idéal de démocratisation politique. Le dixième séminaire scientifique du 26 au  29 décembre 1996 de Facultés Catholiques de Kinshasa, ayant pour thème les stratégies de coexistence interethnique pour le développement du Zaïre,  avait bien ciblé son tir. Si Mze Kabila[18] lutte pour l’idéal de la démocratisation politique, il a alors un bon noyau idéologique. Le cours de l’histoire nous le dira[19].

         Si le « philosophons autrement »  a comme noyau idéologique non pas celui de conseiller les décideurs politiques mais celui de l’idéal de la démocratisation politique et de l’unité nationale, nos auteurs doivent avoir un esprit révolutionnaire de détecter les étudiants mus par le même noyau idéologique fonctionnant comme l’Utopie de Thomas More. Ils chercheront  à rendre aigu l’esprit analytique de ces étudiants. Ils les feront descendre dans les rues pour parler avec le peuple afin de voir ce qu’il pense. C’est une forme de suivre les cours de la part du peuple. Ainsi ces étudiants auront deux catégories de professeurs : les professeurs universitaires et le professeur peuple touché par les plaies sociales. Comme le cadre de cette étude ne me permet pas de donner les détails pour la réalisation de ce mode de formation , je me contenterais d’énoncer les grandes lignes. Dans cette formation philosophico-idéologique, on tiendra compte de trois  éléments fondamentaux suggérés par  Ahmed Sékou Touré : la conscience («  conscience que la société est compréhensible »), le choix historique (« celui que l’on fait en toute conscience pour le peuple en partant de la compréhension des lois de développement de la société), la praxis sociale (« la praxis politique »)[20] . Sur la liste des cours proposés par Tshiamalenga et Ngoma (p.82), on ajouterait alors le matérialisme historique[21] avec ses différentes interprétations données par les différents leaders politiques et les différents philosophes théoriciens. La conscience révolutionnaire est à éveiller chez ces étudiants motivés. Une formation idéologique doit déboucher sur une praxis sociale. Munis d’une théorie de la révolution, traînés par une idéologie de la révolution et modelés dans une éducation politique, ces étudiants, aidés de leurs professeurs universitaires, doivent mener dans le premier moment une « guerre de position » comme l’entend Gramsci. La création d’un Journal populaire[22] serait la première réalisation de la praxis sociale. Le Journal est une arme, un outil pédagogique ayant le but de réaliser l’ordre que Mao adressait aux Gardes Rouges le 10 août 1966 : « Occupez-vous des affaires de l’Etat »[23] , autre version de « si vous ne vous occupez pas de la politique, la politique s’occupera de vous ». Ce Journal doit avoir l’ambition d’atteindre toutes les couches, d’une façon spéciale  les fonctionnaires de l’Etat[24] (Lumpen d’aujourd’hui, c’est-à-dire les Lazares de l’Etat) et le peuple ordinaire. L’actualité, ses analyses et les suggestions sur l’actualité constitueront l’essentiel de la première étape dans cette « guerre de position ». Une page serait réservée aux réactions et aux suggestions des lecteurs. Dans cette lutte, le facteur psychologique est avant tout visé. J’aurais dû beaucoup écrire, mais je m’ arrête à ce niveau. L’on peut voir que la guerre de position avec le Journal pour la réalisation d’un idéal de la démocratisation politique et de l’unité nationale serait plus efficace, à mon humble avis, que le C.P. et l’OPCZ(C). Avec le Journal, on conduirait le peuple si pas à philosopher autrement du moins à lire autrement les écritures de leur existence concrète. C’est un travail de longue haleine qui demande non seulement des sacrifices du « noyau concepteur » mais aussi son recyclage permanent. Ce « noyau concepteur » serait le point de départ d’une nouvelle race de philosophes vivant pour un idéal : leur noyau idéologique.

          C’est ici que s’arrête mon apport et je crois qu’il en est UN.

              Il sied de souligner qu’il n’y a pas de philosophie neutre et que chaque philosophe est toujours, de par sa position philosophique, un intellectuel organique moderne ou traditionnel. Cela vaut aussi pour moi.

CONCLUSION

       Tshiamalenga et Ngoma ont suscité ma réflexion, surtout qu’ils luttent pour la fonctionnalité efficace de la philosophie. Voilà pourquoi leur «  Philosophons autrement » ou leur « argument » a un impact (=prise de position) sur certains membres de la société dont Ndeke, Dimandja et Mpala. A côté de tous les mérites relevés, un punctum dolens a été pointé. Ils n’ont pas analysé la société et encore moins l’Afrique. Si Tshiamalenga  Ntumba avait continué sur la lancée de son article « Lutte pour la vie » de 1977, il serait très efficace dans la théorisation de la démocratie au Congo (Zaire). En ces temps-là, il s’inspirait de Darwin et du Marxisme.

         Mon analyse sociale ou étude critique m’a permis, je le pense, de hausser le débat jusqu’à la philosophie idéologique pour une praxis sociale réalisable à partir d’une « guerre de position » se faisant avec un journal. L’analyse s’inspirant du matérialisme historique n’est pas une panacée, mais pour mon cas, elle m’ a permis, c’est cela ma conviction,  de poser autrement le problème pour un vrai « philosophons autrement ».

         Comme pour m’autocritiquer afin de m’inciter à aller plus loin, je reproduis la réponse de Thalès : il est plus facile de donner des conseils à autrui. Les vôtres ( vos critiques) sont les bienvenus, car sans se réduire à des discussions, la philosophie se nourrit des discussions.

   

 

 

 

 



[1] Cette étude critique remonte à 1997, mais elle est une réflexion philosophique qui se défend encore.

[2] TSHIAMALENGA Ntumba et NGOMA Binda, Philosphons autrement. Proposition pour une nouvelle race de philosophes, dans Revue philosophique de Kinshasa Vol. IV N°6 (1990), p.75-85.

[3] Je dois faire remarquer que Karl Marx l’avait déjà dit dans sa 11è Thèse sur Feuerbach.

[4] Là où j’écris Congo lisez Zaïre. 

[5] Quand ils écrivaient, notre pays s’appelait Zaire et il y avait encore deux blocs au niveau politique et même économique.

[6] Le Nouveau programme des cours pour les Universités et les Instituts supérieurs de la RDCONGO a l’ambition de s’adapter aux mutations provoquées par la mondialisation, mais il souffre de beaucoup d’insuffisance selon certains professeurs.

[7] DIMANDJA ELUYA KONDO, Fonctionnalité sociale du philosophe   dans Une œuvre d’Eglise à promouvoir :Les Facultés atholiques de Kinshasa. . Actes de la 1ère Journée d’information organisée à Kinshasa le 23 janvier 1994, F.C.K., 1995,  p.53

[8] KUNO FUSSEL, Aspect théorique du concept de « lutte des classes ». L’enseignement catholique interpellé dans Concilium 125 (1977), p.81.

[9] Cf. François MARMOR,  Le petit livre rouge. Maô Tsé-Toung, (coll.Profil d’une oeuvre), Paris, Hatier, 1977, p.51.

[10] Dirven pense, selon le contexte de son écriture, aux hommes du président Mobutu.

4 Edouard DIRVEN, Politiser le peuple, dans Philosophie et Politique en Afrique. Actes des Journées philosophiques de 1996 à Canisius, Kinshasa, Ed. Loyola, 1997,  p. 52-53.

[11] Il sied de signaler que Marx et Mao ne sont pas des chiens écrasés par l’Histoire. Leurs analyses nous servent encore d’instruments de travail.

5 DIRVEN, a. c.  , p.53

6 Antonio GRAMSCI, Elementi di politica,, Roma, Editori Riuniti, 1964,   p. 118

[12] Je sais que le concept de prolétariat pose problème au temps de la mondialisation. Cependant l’honnêteté  intellectuelle doit nous pousser à reconnaître que le prolétariat existe même si son rôle historique lui assigné par Marx-Engels n’est plus d’actualité.

[13] Les départements de philosophie au Congo n’ont pas beaucoup d’étudiants, car ça ne paie pas en terme d’argent.

7Cf. Friedrich NIETZSCHE, Schopenhauer come educatore. Considerazioni inattuali III. Introduzione di Giulio Raio, Roma, Newton Compton editori, 1982, p.96.

8 Ib . ,p. 96. Cela nous concerne sans doute. Mais Nietzsche lui-même n’échappe pas à sa propre critique.

9 Ib . , p. 104

10 DIMANDJA Eluya Kondo, a . c. , p .53.

11 Jean – Baptiste NDEKE, La modernité politique en Afrique et la crise du discours philosophique, dans  La responsabilité politique du philosophe africain. Actes de la 9ème Semaine scientifique de philosophie, Kinshasa du 20 au 23 juin 1993, Kinshasa, F.C.K., 1996,è p. 62-63

[14] Il s’agit d’une catégorie des gens, propres à la deuxième République (Zaïre) , dont la spécialité était de se mettre ensemble pour discuter politique autour de certains articles des journaux.

12 LABICA, G. et BENSUSSAN, G (dir), Dictionnaire critique du marxisme, deuxième édition refondue et augmentée, Paris, P.U.F., p. 672

13

 

[15] Reconnaissons qu’avec la mondialisation beaucoup de concepts marxistes ne sont plus opératoires. A ce propos on peut lire avec intérêt ma thèse de doctorat en philosophie dont le résumé est en ligne www.louis-mpala.com 

14 Louis ALTHUSSER, Réponse à John Lewis, Paris, François Maspero, 1973, p.11.

[16] NGOMA Binda, Philosophie et pouvoir politique. Essai de théorie inflexionnelle, dans  La responsabilité politique du philosophe africain. Actes de la 9ème Semaine scientifique de philosophie, Kinshasa du 20 au 23 juin 1993, Kinshasa, F.C.K., 1996,è p. 167-176.

 

[17] Ib., p.174.

[18] Au moment de l’écriture de cette étude, le président Mze Kabila était encore vivant.

[19] Son successeur, l’actuel président de la RDCONGO, Joseph Kabila Kabange a organisé les élections aui ont abouti à la démocratisation du pays.

[20] Cf. Ahmed Sékou TOURE, La révolution culturelle,T. XVII, 3ème édition, s.l., s.e., 1978,  p.206.

[21] Cette interprétation de l’histoire est encore, selon les contexte, un instrument de travail scientifique.

[22] Le gouvernement actuel de la RDCONGO manque de journal populaire dans lequel il doit donner les grandes lignes de sa politique et dans lequel il doit mener sa guerre de position devant les articles détracteurs.

[23] MAO TSE-TOUNG, cité par François MARMOR, I Le petit livre rouge de Maö Tse-Toung, Analyse critique, ( coll.Profil d’une œuvre), Paris, Hatier, 1977.

[24] Les fonctionnaires de l’Etat constituent une classe sociale à part entière qui est les bras de l’Etat dans ses différentes fonctions.