mer 5 avr 2017
La philosophie comme art de vivre chez Stefano KAOZE ou " Evénement et l'Effet Stefano"
Par Abbé Louis Mpala in Conférences← Stefano KAOSE 100 ans d'ordination sacerdotale | Léon Verbeek/ Pour une philosophie de l'existence authentique. Contribution à l'anthropologie philosophique africaine. Texte présenté à l'octroi du Doctorat honoris causa au R.P. Léon Verbeek →
INTRODUCTION
Ma communication, en ce jour, ô combien noble et notable, se veut être une méditation philosophique sur l’Abbé Stefano Kaoze qui avait un grand estime pour la philosophie.
Divisée en trois parties, ma communication présentera dans un premier moment l’Événement Kaoze. Dans un second moment je ferai voir comment la philosophie fut un art de vivre chez Stefano Kaoze. A la fin, je montrerai en quoi consiste l’Effet Kaoze. LA PHILOSOPHIE COMME ART DE VIVRE CHEZ STEFANO KAOZE
OU
« ÉVÉNEMENT ET L’EFFET STEFANO »
Professeur Abbé Louis MPALA Mbabula
Université de Lubumbashi/Faculté des Lettres et Sciences Humaines/ Département de Philosophie
INTRODUCTION
Ma communication, en ce jour, ô combien noble et notable, se veut être une méditation philosophique sur l’Abbé Stefano Kaoze qui avait un grand estime pour la philosophie.
Divisée en trois parties, ma communication présentera dans un premier moment l’Événement Kaoze. Dans un second moment je ferai voir comment la philosophie fut un art de vivre chez Stefano Kaoze. A la fin, je montrerai en quoi consiste l’Effet Kaoze.
1. EVENEMENT KAOZE
1.1. EVENEMENT, QUID ?
Qui dit EVENEMENT, dit que quelque chose arrive, mais pas n’importe quoi. Un fait est là ; et fait partie du monde, mais tout fait n’est pas un événement.
Philosophiquement parlant, « un événement est ce qui arrive de notable ». Ce que l’on peut noter pour ne pas l’oublier, car cela est important et il est significatif. Il a un SENS, sens comme direction et sens comme signification.
Comme DIRECTION, l’EVENEMENT a un sens de RUPTURE dans ce qui allait de soi (un Noir devient prêtre : quelle rupture ! Rien ne sera plus comme avant). Cette rupture est au niveau individuel que collectif. Bref, cette rupture fait que le monde ne soit plus le même. Il y a UN AVANT et UN APRES. L’EVENEMENT accouche une NOUVEAUTE initiant une nouvelle trame, car tout se rapporte à un CONTEXTE donné. C’est le contexte qui éclaire l’Événement, gros de sens comme direction et comme signification. En effet, le CONTEXTE, par l’Événement, nous fait voir que « ce qui arrive s’oppose à ce qui se passe en ceci qu’il est reconnu ». Ainsi, la rupture se laisse voir et reconnaitre et commence « un après » plein ou gros d’une direction et d’une signification, pour la simple raison que ce qui arrive par l’Événement nous « regarde » au sens premier du terme. De ce fait, « l’Événement est plus une ICÔNE qu’une IMAGE. Et de fait, dans les églises orthodoxes, les icônes nous regardent. Les regarder n’est pas regarder une image mais un regard, un regard qui nous envisage. C’est même de nous regarder qui définit l’icône, à l’encontre de l’image que nous regardons (…). Une icône, c’est une image qui nous regarde et qui comme telle échappe là où elle (nous) compte (dans son regard, donc, par quoi nous sommes envisagés). [Bref], un événement, c’est toujours quelque chose qui nous regarde et qui ne cesse de nous regarder. [Et] en tant qu’il est une origine [de par la rupture qu’il introduit], l’événement ne cesse jamais de nous dire ce qu’il en est vraiment de nous. [En cela, il est un effet et a de l’effet sur nous] ».
Icône, « l’événement est à la fois le sujet [dont nous parlons et qui nous parle en ce jour] et le lieu [source de nos communications] de production de notre vérité ».
De ce qui précède, on aura à comprendre que j’appréhende le concept Événement comme philosophe et non comme historien pour qui, pour le moment, l’événement représente un enjeu épistémologique essentiel. Je ne m’exprime pas comme un théologien pour qui l’événement est vu comme acte fondateur. Je ne suis pas non plus un spécialiste en sciences de l’information et de la communication pour parler de l’événement médiatique. L’historien, le théologien et le communicologue sont mes compagnons de route vers le village de la vérité événementiale. Je les côtoie et les écoute. Je retiens d’eux la notion de la spatialisation de l’événement, spatialisation dans le sens de territorialisation (« un événement est un acte singulier qui se situe dans un lieu précis ». ) et aussi au sens de temporalisation (« relater l’actualité. Faire part de ce qui arrive dans l’instant ». ). Ainsi, je sais, de par nos contacts, qu’un événement relève de l’expérience, « puisqu’il est situé dans un temps et un lieu. Il peut interpeller l’individu dans son histoire personnelle et faire l’objet d’anniversaire, on parlera alors d’événement biographique, mais il peut se situer également à un niveau collectif, et prendre alors le statut d’événement médiatique ou dans un autre domaine, prendre le statut d’événement historique ; dans ce cas, il sera commémoré ».
Revenant à mon approche de l’événement, tel que je l’entends, l’événement n’est pas un fait intramondain, comme par exemple il pleut ; i.e. «Il survient à moi-même ; il n’arrive jamais sans plus… Au niveau de l’individu, l’événement ne peut être qualifié comme tel que par la personne elle-même. C’est par le bouleversement (je souligne) que cet événement produira sur son (souligné par l’auteur) monde et sur son (souligné par l’auteur) cadre de référence, que la personne pourra qualifier le fait d’événement ». En outre, dois-je ajouter, « l’événement, au plan collectif, se mesure au retentissement qu’il peut avoir sur un nombre important d’individus [exemple les conversions] mais aussi sur la structure même de la société [modifications et renversements qu’il fait naître dans l’organisation de la société, de la vie], voire du monde, alors que l’événement biologique se mesure au retentissement qu’il a dans la vie de l’individu [changement du comportement] ».
De ce qui précède, de l’Événement, je peux retenir avec Paul Ricœur que l’Événement s’exécute sous la forme d’un rythme à trois temps : « D’abord quelque chose arrive, éclate, déchire un ordre déjà établi ; puis une impérieuse demande de sens se fait entendre, comme une exigence de mise en ordre ; finalement l’événement n’est pas simplement rappelé à l’ordre mais, en quelque façon qui reste à penser, il est reconnu, honoré et exalté comme crête du sens ». En effet, là où quelque chose arrive, il y a une phénoménologie de la perception, en entendant par là « la simple description d’un environnement tel qu’il apparaît à l’ensemble de nos sens ». Et ce qui arrive « surprend notre attente, [parce qu’il est] intéressant [et] important ». Ce qui arrive en surprenant l’attente exige que l’on comprenne son sens par rapport « à un ordre déjà établi, institué », car, de facto, l’événement, ce qui arrive en surprenant l’attente, s’inscrit et se pose en s’opposant à l’ordre établi, et ipso facto, il est nouveau. D’où, « c’est en instaurant un nouvel ordre (je souligne) dans lequel l’événement sera compris que le sens (je souligne) réduit l’irrationalité principielle de la nouveauté ». Oui l’événement engendre le sens !
1.2. EVENEMENT STEFANO
« Peut-on parler d’un « EVENEMENT KAOZE » ? » C’est par cette question que commence l’introduction du livre Paix au Congo. Stefano Kaoze : une vie… des proverbes… Oui, fut la réponse et oui est aussi ma réponse. Les auteurs dudit livre situent cet événement au jour où le jeune garçon avait déclaré à son oncle maternel, le Chef Mwembezi, qu’il voulait découvrir le secret des papiers des Blancs. J’ai ma façon de voir cet Événement.
Je l’appelle Événement Stefano et non « Événement Kaoze », pour la simple raison que « Monsieur l’Abbé Etienne Kaoze [était] plus connu sous le nom de Padri Stefano ».
A mon humble avis, l’Événement Stefano est semblable à une pièce théâtrale à plusieurs actes. En recevant l’ordre mineur de la tonsure, quelque chose devait tôt ou tard arriver. Et scientifiquement, un acte de la pièce fut joué le 08 août 1910 quand le Père Vermeersch a reçu le manuscrit qu’il publiera dans la Revue Congolaise sous le titre Psychologie des Bantu.
« Indigène civilisé » qui n’est pas « un nègre quelconque », Stefano Kaoze se taille la place sous le soleil et en publiant, en 1911, dans la Revue Congolaise la suite de son livre (articles ainsi que quelques lettres), il « trouve une audience de plus en plus large ». En quoi cet article est-il un des actes de la pièce « Événement Stefano » ? Antoine Tshitungu Kongolo a des mots justes comme réponse à ma question. Selon lui, et en cela il a tout à fait raison, La psychologie des bantu est un « pendant congolais » à L’esquisse de la psychologie de nos Noirs de Mgr Roelens qui ne relève pas d’un mimétisme comme d’aucuns l’ont affirmé. L’écrit de Stefano Kaoze est une prise de position raisonnée dans un large champ de bataille à la fois politique et intellectuelle. Du point de vue politique, l’article, comme le souligne Antoine Tshitungu Kongolo, « s’insère dans la stratégie de défense des missionnaires, mis en cause pour leur méthodes autant que pour le bilan de leur action civilisatrice ». Ayant pour destinataire de facto le lecteur métropolitain, Stefano Kaoze cherche à « illustrer, à travers sa prise de parole concédée, l’excellence de l’enseignement des missions en butte aux assauts de tenant de laïcisation de l’école au Congo, et partout de légitimer la globalité de l’action des missions, alors mise à mal ». Comme prise de position intellectuelle, La psychologie des bantu se veut être une arme intellectuelle. De par son titre, l’article annonce ses couleurs. Le choix lexical, substituant le vocable BANTU à NOIR, est « une récusation mezza voce de la terminologie missionnaire en cours » et annonce « un écart, même infime, vis-à-vis des textes missionnaires qui ont incontestablement servi de modèle à l’élève [Stefano Kaoze] ». Et la fortune qu’aura le vocable BANTU « dans la période de l’après-guerre et tout le parti qu’en tireront Placide Tempels, Paul Lomami-Tshibamba, Alexis Kagame dans leurs écrits respectifs » marque une rupture lexicale. Arme intellectuelle, La psychologie des Bantu cherche à mettre les pendules à l’heure quant à ce qui concerne « ce que nous sommes, nous Benyi-Marungu, et ce que nous ne sommes pas » face à ceux qui, « parce qu’ils ont tout, ont fait de notre pays le leur ». Et Stefano Kaoze y fait un serment de la Révolution de la liberté : « On ne pourra nullement lier notre immunité interne et physique de tout lien ; nulle corde, nulle chaîne, nulle prison, ne peut toucher cet être interne ».
Point n’est besoin de rappeler que dans cet article, « l’élève Kaoze s’emploie à mettre un bémol sur tel ou tel jugement du maître donnant ainsi le sentiment de s’écarter de la voie tracée ». C’est un écrit dans lequel le « je », le « il me semble », le « pour moi », le « moi ici », le « pour moi personnellement », le « mais moi », le « moi-même », … prouvent à suffisance la prise de position et font de l’écrit une arme intellectuelle de la première personne et non du « on ».
Comme d’aucuns pourraient le constater avec moi, cet article est un acte de la pièce qui mène vers l’acte principal, celui de la Rupture absolue. Celui ou celle de l’ordination sacerdotale, le 21 juillet 1917 « dans la Cathédrale de Beaudouinville devant de nombreuses autorités ecclésiastiques, civiles et militaires et une foule évaluée à 10.000 personnes. Stefano Kaoze devient le premier prêtre de la deuxième évangélisation du Congo ».
L’Ordination sacerdotale de Stefano Kaoze fut un événement notable, car noté et écrit. Il fut important, significatif et il a toujours un sens. Sens comme direction, nous sommes sur le chemin qu’il a commencé à entreprendre et nous le parcourons voilà 100 ans.
Cette ordination est en elle-même un Événement Rupture : Un noir devient prêtre et rien ne sera plus comme avant ; Stefano Kaoze n’est plus ce qu’il fut : il connait et vit une transformation ontique (son vivre) et ontologique (un alter Christus) et sa position sociopolitique est différente. Cet Événement a eu lieu dans un Contexte bien défini : dans la Colonisation le noir est considéré comme un primitif, un prélogique. Ce qui arrive avec et par Kaoze s’oppose à ce qui se passe en ceci que Kaoze est reconnu comme prêtre au même rang que le prêtre blanc ; bref, il n’est plus primitif et illogique. Ses écrits l’ont prouvé.
Kaoze est une Icône et non une Image : il nous regarde à partir d’en Haut et à partir de sa photo. Son regard nous envisage, nous donne un « visage d’ensemble » à réaliser, et il ne cesse de nous regarder aussi longtemps que nous sommes Africains et Bantu comme lui et nous interroge sur ce qu’il en est vraiment de nous depuis qu’il est parmi nous à travers ses écrits, son témoignage de vie sacerdotale et humaine. Icône, Kaoze est sujet dont nous parlons et qui nous parle. Icône, Kaoze est un lieu, source d’origine de nos communications scientifiques, de notre vocation sacerdotale, de notre engagement pour un monde meilleur où l’égalité règne et où les droits de l’homme sont respectés.
Cette ordination se voulait et se veut toujours être un Événement médiatique : La commémoration de 100 ans de sacerdoce fait de Stefano Kaoze un événement médiatique dont la spatialisation le situe dans un lieu précis, « qui = ici », « hic = ici », à Kalemie, ex Albertville et ce, dans l’instant. Ainsi, de par nos différentes communications et interventions, l’Événement Stefano est à la fois événement biographique, événement médiatique et événement historique.
Je tiens à souligner que l’Événement Stefano n’est pas un fait intramondain, mais il a un sens événementiale, car il arrive avec un plus pour chacun de nous ici présent, y compris le futur lecteur. L’ordination sacerdotale de Stefano Kaoze a beaucoup bouleversé Stefano Kaoze lui-même, son monde et son cadre de référence. Elle a eu un retentissement dont l’écho a atteint le monde entier et a restructuré la vision de la structure de la société humaine.
Signalons que l’Événement Stefano en arrivant a déchiré un ordre déjà établi, a pour nous un sens, nous pousse toujours à penser car il est important, et nos différentes communications en sont une preuve.
2. LA PHILOSOPHIE COMME ART DE VIVRE CHEZ STEFANO KAOZE
La philosophie est difficile à définir ; elle est comme la vie qu’il faut vivre pour la comprendre.
Se voulant une manière de vivre, la philosophie est exercice, conversion et manière de vivre. En effet, « si l’on philosophie, c’est afin de vivre et de bien vivre », car la philosophie est liée à la vie comme les lèvres aux dents. Et puisqu’il en est ainsi, Stefano Kaoze a raison d’affirmer que « l’homme est naturellement philosophe ». C’est par la prise de parole et la prise de position que la philosophie s’exerce, se manifeste et devient art de vivre.
« Indigène civilisé », « esprit curieux, cherchant à aller au fond des choses ( …), bien doué, homme de charité rayonnante (…), esprit de simplicité (…), pasteur », Stefano Kaoze, comme tout philosophe, avait peur de sa propre conscience et il ne voulait pas vivre dans une contradiction interne. D’où, à mon humble avis, il passa de la philosophie théorie à la philosophie pratique. Et pour preuve, La psychologie des Bantu est une œuvre de clarification et devant soi-même et devant les autres. Elle est une prise de parole et prise de position en ayant seulement peur de sa propre conscience. En accord avec Antoine Tshitungu, j’affirme que La psychologie des Bantu se veut être « un discours qui entend mettre en valeur le point de vue spécifiquement africain ».
Kaoze s’accepte comme noir, et, de ce fait, il dira ce que sont les Noirs Benyi-Marungu et ce qu’ils ne sont pas. Pour ce faire, la philosophie, « la science la plus suprême, selon lui, la science des sciences, la science profondémentale, la science de l’homme, la science capable à calmer l’âme de l’homme », lui est venu en aide en lui apprenant « l’intimité de l’être que l’homme voit devant lui ; l’être substantiel et ses accidents … Grande science ! Par laquelle l’homme voit son humanité ». Cette philosophie, confessa-t-il, « se trouve en moi naturellement, en moi noir (Je souligne). Mais les termes pour l’exprimer sont européens. Certainement, reconnut-il, le R. Père, qui m’a appris la philosophie, était pour moi une lampe très lumineuse, qui m’a servi pour voir plus clairement ce qui se trouvait en moi et que je voyais par mes propres yeux mais endormis et languissant, engourdis et inactifs ». Quel éloge de la philosophie ! En effet, à mon humble avis, sans savoir ce que la philosophie a fait de Stefano Kaoze, on ne le comprendrait pas. Sa façon de vivre, du fait qu’ il a fait de la philosophie un art de vivre, rejoint les Stoïciens, les Pythagoriciens, les Socratiques, etc.
Comme la philosophie nous apprend à bien vivre et à bien mourir, Stefano Kaoze a osé affirmer l’importance de la liberté, cette grande immunité interne et physique qu’on ne pourra nullement lier car « nulle corde, nulle chaîne, nulle prison, ne peut toucher cet être interne ».
Recherchant l’ataraxie ou la tranquillité-paix de la conscience-l’âme, Stefano fera siennes les quatre grandes obligations (« n’essaie pas même de tuer, n’essaie pas même de faire l’adultère, n’essaie pas même de voler, n’essaie pas même de mentir »).
Utilisant la question oratoire, l’ironie, l’humour et la liberté d’expression, Stefano traite certains blancs d’avares. Esprit critique et autocritique, Stefano reconnait les limites de l’intelligence des Blancs, « le muzungu [qui] a découvert tout excepté le mystère de la mort » et fustige la paresse des noirs. Penseur libre, Stefano a dénoncé l’occupation de son pays par les Blancs qui, « parce qu’ils ont tout, ont fait de notre pays le leur ». Humble et honnête, Stefano reconnait ses limites et, sans gène, il affirme que « le noir ne raisonne pas très loin et, ne cherche pas les causes profondes, il ne donne pas son attention à ce qu’il dit et croit ». Voilà son point de vue sur ses frères et sœurs. Mais il ne manque pas d’ajuster son tir : « Moi ici, un peu éclairé par les études, et sachant, ou pour mieux dire, ayant le sang de mes ancêtres sur ces choses, j’ai pu répondre un peu plus clairement ».
Plus d’une fois, il s’oppose aux soi-disant savants qui appellent ou confondent Dieu aux âmes des ancêtres et des génies. « Pour moi personnellement, argumente-t-il, c’est une grande preuve que Dieu, se trouvant ainsi nommé [à côté de mipasi âmes des ancêtres (ou Nkombo) et les génies], est au-dessus de tous ces âmes et les génies, il est la cause suprême de tout le gouvernement ». Ils sont savants sans connaitre les coutumes et les langues des gens sur qui ils écrivent.
Quand j’entends Stefano dire que « les enfants de la civilisation sont vite corrompus : ils se marient trop tôt », je me pose la question de savoir ce que serait son point de vue sur le mariage gay. Il fustigerait ce qu’il appelle la civilisation qui bafoue l’hospitalité, la solidarité, la compassion, la dignité humaine et célèbre l’individualisme, le mépris, la discrimination raciale. Et son pieux vœu est de voir un jour « la vraie civilisation » pénétrer partout.
Soumettant ses prises de positions à l’appréciation des autres, Stefano est toujours prêt à recevoir les critiques et remarques. Quelle humilité scientifique exprimée par cette phrase : « Qu’on juge ».
Par ailleurs, il se frottait, politiquement, aux opinions des autres et donnait son point de vue en indépendance d’esprit. Et l’ironie fut utilisée « pour cerner quelque peu la prétendue supériorité du Blanc sur le noir… S’il affirme que l’intelligence du Noir est endormie, il n’en distille pas moins le doute sur celle du Blanc ». Je le cite : « En Europe, en Belgique, notre libérateur, tous n’ont pas une intelligence de même degré : cela va en montant, je suppose … Évidemment quand on parle avec eux, [les Noirs], il faut raisonner d’une manière très simple, jeter loin tous les termes trop scientifiques. Alors on verra. Pour cela, ou il faut être noir (savant) dont ils n’ont pas peur, noir simple, et dans sa tenue et dans parole ; ou il faut être blanc par le corps, et noir par l’intérieur, c’est-à-dire réfléchissant comme les noirs (…) ». Sur ce sujet brûlant, celui de la religiosité du noir, Kaoze ne se renie pas, il s’assume et travaille pour la « réhabilitation certaine de la culture ancestrale ». S’agissant de la sorcellerie, Kaoze donne son interprétation privilégiant un point de vue bantu qui lui permet de ne pas attribuer « nullement la croyance en la sorcellerie à l’ignorance des Noirs, ainsi que l’avait soutenu P. Ryckmans. Il ne met pas davantage en cause la superstition, à l’exemple de Mgr Roelens. Il met en avant la cupidité et l’inconscience des Noirs de la brousse, non encore convertis ». En outre, il aida les Blancs à opérer une distinction fondamentale entre le guérisseur (Nganga) et le sorcier (mulozi). Il fait preuve d’un esprit de discernement.
Comme on peut le deviner, l’agir de Stefano transpire sa formation philosophique qu’il n’a pas laissée au vestiaire une fois devenu théologien et pasteur.
3. L’EFFET STEFANO
L’expression « L’effet Stefano » me vient du philosophe Paulin Hountondji qui, en 1982, a publié un article qui passe in cognito pour certains chercheurs, et qui a pour titre, ô combien réparateur, L’effet Tempels. Il réhabilite Tempels. Il écrit : « Tel est précisément l’effet Tempels : d’avoir, en publiant cet opuscule jeté comme un pavé dans la mare des philosophes, provoqué des ricochets d’une ampleur, d’un pouvoir de contamination et d’auto-régénération sans commune mesure avec les dimensions apparentes de ce pavé ; des ricochets dont il reste à penser comment ils ont pu, à leur tout, déclencher d’autres ricochets se propageant en sens inverse… L’effet Tempels, c’est d’abord, sans doute, d’avoir imprimé aux recherches sur l’Afrique un tour ‘’philosophique’’ qu’elles ne possédaient guère jusque-là et imposé, d’avance, inversement, à la recherche philosophique africaine un tour d’esprit ‘’africaniste’’ qu’elle n’aurait probablement jamais eu, du moins pas au même degré, sans cet opuscule, d’avoir fondé en Afrique une tradition ethnophilosophique… ». Et Paulin Hountondji II qualifiera la Philosophie bantu de Placide Tempels de « l’inévitable petit livre » devenu « le référent absolu ». Il pose une question qui me fait toujours réfléchir : « Comment a-t-on pu, dans le débat sur La philosophie bantu, ignorer si longtemps l’action charismatique du prophète Tempels ? ».
Ce que Paulin Hountondji II dit de l’Effet Tempels équivaut à l’Effet Stefano. Sa Psychologie des Bantu, écrit d’un séminariste, écrit dans un contexte de champs de bataille, reste un écrit produit par un Muntu montrant sa « muntuïté » par la prise de position avec le pronom personnel « JE » et le « Mais moi personnellement ». Cet écrit, suivi des lettres, a provoqué toute une littérature. Celle-ci a pris plusieurs directions. D’autres écrits de Stefano ont provoqué et provoquent encore l’Effet Stefano.
Son genre de vie, une autre forme de trace à interpréter, qui exhibait sa simplicité « soit avec ses compatriotes, soit avec les Européens » reste une référence existentiale, car « tous ceux qui [l’] ont fréquenté se sont plu à reconnaitre sa charité délicate. Il avait le don de compréhension : Il entrait sans effort apparent, dans la mentalité, les intérêts, les préoccupations et les limites de ceux qui l’approchaient. L’Abbé Stefano Kaoze est toujours resté d’une simplicité exemplaire. Chez lui, on ne vit jamais ces excentricités de langage ou d’écrit, de pose ou d’attitude dont tant d’autres faisaient étalage pour marquer leur ascension… On n’y trouve aucune recherche de l’effet, ni la moindre trace de cette boursouflure sentimentale et verbale que l’on se fera un malin et vain plaisir à relever dans les lettres d’évolués qui seront exhibées vingt ou trente ans plus tard ». Il fait exception : il est pacifique et pacifiste. 100 après son ordination, nous en parlons. Quel EFFET ! Cet homme, noir et plus noir que certains Noirs, manifestait « une joie toute particulière à causer longuement avec les gens simples, les écoutant sans la moindre impatience, les conseillant, leur venant en aide dans la mesure de ses moyens. Il était humble et les humbles le recherchaient, assurés de trouver auprès de lui le réconfort, le conseil, l’assistance dont ils avaient besoin ». Quoi d’étonnant que « ses obsèques furent un triomphe » ! Quel bel effet !
Bon Pasteur, il le fut. « Il consacrait tout son temps disponible à visiter ses paroissiens… Il se voulait prêtre partout, prêtre au service de son peuple. Il ne craignait pas, dans les Conseils du Gouvernement dont il faisait partie, de stigmatiser les agissements peu charitables de certaines administrations dont son peuple était victime. Il fut cependant tout le contraire d’un prêtre politicien ». Quelle interpellation à nous les prêtres d’aujourd’hui, 100 ans après ! « Sa délicatesse, témoigne Narcisse Antoine, sa largesse d’esprit, son humilité devant les réalités humaines, le rendaient compréhensif, lui gagnaient l’estime de tous, le plaçaient sans effort au niveau de tous les milieux ». Quel bel effet !
Bref, de cette litanie de témoignages manifestant l’Effet Stefano, l’on ne peut que faire ce jugement sur lui : « L’Abbé Stefano était certes d’un équilibre assez rare ; on admirait en lui la maturité du jugement, une volonté tenace, une discrète sensibilité. Mais il était aussi de son temps, de son milieu, de son clan ; et les scories charriées par son époque se posèrent aussi sur la rive de sa vie. Les structures de sa tribu (structure clanique, matriarcat…) représentaient à ses yeux un idéal difficilement surpassable. Il était enclin à regarder les croyances, les mœurs, les coutumes de son milieu païen comme un christianisme avant la lettre ». Quel modèle existential ! Il a vécu en philosophe, amoureux de la sagesse et vivant conformément à sa conscience et à sa FOI.
Voilà l’Effet Stefano vu par un philosophe. Que les hommes des lettres nous parlent de lui comme le passeur de l’oralité à l’écriture ! Que les théologiens le proclament comme le précurseur de l’évangélisation en profondeur, de l’inculturation de la foi chrétienne !
Quant à moi, je dois conclure.
CONCLUSION
L’éloge que Stefano Kaoze fait de la philosophie l’a poussé à faire de la philosophie un art de vivre, une manière de vivre. Ainsi sa vie, à travers plusieurs stades existentiaux, se révèle être un Événement. Avec lui, quelque chose est arrivé, arrive et nous fait arriver à Kalemie-Kirungu. Voilà qui fait de lui une ICÔNE. Il nous regarde comme pour nous interpeler en ces termes : « Et vous, que faites-vous pour marquer positivement votre milieu de travail ? ». Voilà qui résume l’Effet Stefano.
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