Se moquer de la philosophie, est vraiment une façon de philosopher, dit-on. En proposant dans cette note le dénigrement d’une certaine philosophie enseignée et pratiquée officiellement au Congo, je voudrais proposer une nouvelle philosophie de l’enseignement et de la pratique de la philosophie au Congo en vue de substituer la production des philosophes et philosophies congolais à l’actuelle production des diplômés congolais en philosophies étrangères. J’estime qu’il s’agit là d’une exigence impérieuse pour sauver l’activité philosophique qui, au Congo, semble inexistante du fait de son manque d’impact sur la vie sociale.

En d’autres termes, je propose (à ma façon) des pistes pour répondre à une préoccupation essentielle, celle qui doit mener à des productions philosophiques adaptées à notre praxis sociale, liées à nos luttes, répondant à nos besoins et angoisses existentiels… En effet, les sociétés européennes, idéologiquement stabilisées, ont de la philosophie une conception adaptée à la justification de leur système. Elles peuvent dès lors se permettre le luxe de faire de leurs philosophies des lieux réservés à des initiés maniant un langage ésotérique propre au métier de philosophe occidental.

En y souscrivant têtes baissées, nos intellectuels acceptent de se soumettre à une robotisation sclérosante et antiphilosophique, privant dès lors nos peuples de philosophies de référence idéelles dont, pourtant, ils ont tant besoin. Lorsque ces intellectuels monopolisent l’activité philosophique, ils condamnent leurs peuples à vivre au gré des humeurs et des intérêts du « maître inspirateur » qui, les privant de leurs facultés de développer des pensées originelles, leur propose à la place des « prêts-à-penser » idéologiques qui, souvent, consistent en des réflexions produites sur base des observations faites ailleurs. Ce qui explique le caractère indigeste de certains discours, d’autant plus qu’ils sont rendus dans une langue étrangère, avec un certain type de langage approprié qui impose une sorte de tyrannie terminologique paralysante.

J’aimerais préciser que ce texte, légèrement modifié et mise à jour, date de 1985 à la suite de ma participation à la 8ème Semaine Philosophique de Kinshasa tenue aux Facultés Catholiques de Kinshasa, l’actuelle Université catholique du Congo, en décembre 1984. A cette occasion, comme un cheveu dans la soupe, j’avais lancé la question provocatrice : « Philosophe Africain, où es-tu ? », question que MBOLOKALA qualifiera plus tard de « célèbre et inoubliable ». Il avait, en effet, compris que la question voulait soulever l'interrogation "sur l'efficacité de la pratique philosophique africaine, demander si le philosophe africain peut encore contribuer concrètement et efficacement au développement de sa société" et qu'elle invitait "à une productivité convaincante et de nature à contribuer réellement au développement social".[1]

Cette interrogation qui avait suscité une agitation philosophico-intellectuelle inattendue reste malgré tout d’actualité. En effet, à l’exception de la note intellectuellement honnête de MBOLOKALA, les autres ont réagi comme des mandarins auto-satisfaits, soucieux de se prémunir contre toute forme de critique car, comme le dit ALTHUSSER, « ce que la philosophie ne peut tolérer, c’est l’idée d’une théorie (c’est-à-dire d’une connaissance objective) de la philosophie, capable de changer sa pratique traditionnelle. Cette théorie peut lui être mortelle, car elle vit de sa dénégation »[2].

Mais, face aux enjeux du moment, j’ose, en publiant ce texte, violer un domaine réservé en vue d’apporter ma modeste contribution afin que soit délogée et enterrée la pratique philosophique en vigueur qui me paraît n’être qu’hallucination et mystification. L’objectif poursuivi est de faire recouvrer à la philosophie sa place qui doit être au centre des activités humaines dans un milieu historiquement déterminé. En m’adressant en profane aux spécialistes, conscient que je suis de mes limites dans le domaine, mon intention est d’oser poser des questions, même banales, pourvu que cela aide à soulever des questions cardinales. Il est temps que l’on repense les bases d’une épistémologie  de la philosophie en Afrique.

La note comprend trois parties. J’essaie en premier lieu de répondre à la question : « Qu’est-ce que la philosophie ? » ou, mieux : « Que doit être pour nous la philosophie ? ». En second lieu, je parle des philosophies livresques livrées sous forme professorale (académique) dans nos grandes écoles. Enfin, en guise de pistes pour la recherche, je fais allusion à quelques penseurs indigènes dont les idées peuvent être utilement exploitées pour armer philosophiquement nos masses et élites afin de les rendre plus aptes face aux multiples défis existentiels qui se dressent devant elles dans leurs luttes multiformes pour la vie et leurs aspirations légitimes à vivre mieux.



[1] MBOLOKALA Imbuli., «  Philosophe africain, où es-tu ? », in Analyses sociales, Vol. I, n° 2, Janv-Fév. 1985, pp. 37-40.

[2] L. ALTHUSSER, Lénine et la philosophie suivi de Marx et Lénine devant Hegel, Paris, Maspero, 1975, p. 15.

A la recherche du philosophe congolais

par

Emile BONGELI Yeikelo ya Ato[1]*

 

« J’aime mieux dire cinq mots compréhensibles, afin d’instruire les autres, que de prononcer des milliers des mots en langues inconnues…

Supposons donc que l’Eglise entière s’assemble et que tous se mettent à parler en langues inconnues ; si des gens simples ou des non croyants entrent là où vous vous trouvez, ne diront-ils pas que vous êtes fous ? »

(I Corinthiens, 14 : 19 et 23).

 

Introduction

Se moquer de la philosophie, est vraiment une façon de philosopher, dit-on. En proposant dans cette note le dénigrement d’une certaine philosophie enseignée et pratiquée officiellement au Congo, je voudrais proposer une nouvelle philosophie de l’enseignement et de la pratique de la philosophie au Congo en vue de substituer la production des philosophes et philosophies congolais à l’actuelle production des diplômés congolais en philosophies étrangères. J’estime qu’il s’agit là d’une exigence impérieuse pour sauver l’activité philosophique qui, au Congo, semble inexistante du fait de son manque d’impact sur la vie sociale.

En d’autres termes, je propose (à ma façon) des pistes pour répondre à une préoccupation essentielle, celle qui doit mener à des productions philosophiques adaptées à notre praxis sociale, liées à nos luttes, répondant à nos besoins et angoisses existentiels… En effet, les sociétés européennes, idéologiquement stabilisées, ont de la philosophie une conception adaptée à la justification de leur système. Elles peuvent dès lors se permettre le luxe de faire de leurs philosophies des lieux réservés à des initiés maniant un langage ésotérique propre au métier de philosophe occidental.

En y souscrivant têtes baissées, nos intellectuels acceptent de se soumettre à une robotisation sclérosante et antiphilosophique, privant dès lors nos peuples de philosophies de référence idéelles dont, pourtant, ils ont tant besoin. Lorsque ces intellectuels monopolisent l’activité philosophique, ils condamnent leurs peuples à vivre au gré des humeurs et des intérêts du « maître inspirateur » qui, les privant de leurs facultés de développer des pensées originelles, leur propose à la place des « prêts-à-penser » idéologiques qui, souvent, consistent en des réflexions produites sur base des observations faites ailleurs. Ce qui explique le caractère indigeste de certains discours, d’autant plus qu’ils sont rendus dans une langue étrangère, avec un certain type de langage approprié qui impose une sorte de tyrannie terminologique paralysante.

J’aimerais préciser que ce texte, légèrement modifié et mise à jour, date de 1985 à la suite de ma participation à la 8ème Semaine Philosophique de Kinshasa tenue aux Facultés Catholiques de Kinshasa, l’actuelle Université catholique du Congo, en décembre 1984. A cette occasion, comme un cheveu dans la soupe, j’avais lancé la question provocatrice : « Philosophe Africain, où es-tu ? », question que MBOLOKALA qualifiera plus tard de « célèbre et inoubliable ». Il avait, en effet, compris que la question voulait soulever l'interrogation "sur l'efficacité de la pratique philosophique africaine, demander si le philosophe africain peut encore contribuer concrètement et efficacement au développement de sa société" et qu'elle invitait "à une productivité convaincante et de nature à contribuer réellement au développement social".[2]

Cette interrogation qui avait suscité une agitation philosophico-intellectuelle inattendue reste malgré tout d’actualité. En effet, à l’exception de la note intellectuellement honnête de MBOLOKALA, les autres ont réagi comme des mandarins auto-satisfaits, soucieux de se prémunir contre toute forme de critique car, comme le dit ALTHUSSER, « ce que la philosophie ne peut tolérer, c’est l’idée d’une théorie (c’est-à-dire d’une connaissance objective) de la philosophie, capable de changer sa pratique traditionnelle. Cette théorie peut lui être mortelle, car elle vit de sa dénégation »[3].

Mais, face aux enjeux du moment, j’ose, en publiant ce texte, violer un domaine réservé en vue d’apporter ma modeste contribution afin que soit délogée et enterrée la pratique philosophique en vigueur qui me paraît n’être qu’hallucination et mystification. L’objectif poursuivi est de faire recouvrer à la philosophie sa place qui doit être au centre des activités humaines dans un milieu historiquement déterminé. En m’adressant en profane aux spécialistes, conscient que je suis de mes limites dans le domaine, mon intention est d’oser poser des questions, même banales, pourvu que cela aide à soulever des questions cardinales. Il est temps que l’on repense les bases d’une épistémologie  de la philosophie en Afrique.

La note comprend trois parties. J’essaie en premier lieu de répondre à la question : « Qu’est-ce que la philosophie ? » ou, mieux : « Que doit être pour nous la philosophie ? ». En second lieu, je parle des philosophies livresques livrées sous forme professorale (académique) dans nos grandes écoles. Enfin, en guise de pistes pour la recherche, je fais allusion à quelques penseurs indigènes dont les idées peuvent être utilement exploitées pour armer philosophiquement nos masses et élites afin de les rendre plus aptes face aux multiples défis existentiels qui se dressent devant elles dans leurs luttes multiformes pour la vie et leurs aspirations légitimes à vivre mieux.

 

1.    Qu’est-ce que la philosophie ?

Pour répondre à cette question, point n’est besoin de recourir à l’étymologie (qui ne nous avancerait pas d’un seul pouce), ni encore moins de s’engager dans l’interminable bataille des définitions savantes dont le plus grand mérite semble résider dans leur remarquable inintelligibilité créatrice de confusion. Je vais partir de la réalité pour tenter de faire comprendre ce que je pense être la philosophie et ce qu’elle doit être pour nous. Voyons d’abord ce qu’elle est chez nous avant de dire ce qu’elle devait être.

 

Ce qu’est actuellement la philosophie

Un fait est certain : au Congo, même entre universitaires hormis entre les diplômés en philosophies eux-mêmes, on désigne par philosophe celui qui dit des choses qu’on ne comprend pas, comme le métaphysicien dont parlait VOLTAIRE : « Quand un homme parle à un autre qui ne le comprend pas et que celui qui parle ne comprend plus, c’est de la métaphysique »[4].

La philosophie est alors vulgairement conçue comme une activité digressive, faisant appel à l’intelligence pour voguer dans les airs, coupée de la pratique et ne s’en faisant même pas… Toute pensée ténébreuse est dès lors taxée de philosophique. Cette conception n’est pourtant pas dénuée de tout fondement. Si l’acception générale de la philosophie revêt cette connotation péjorative, c’est parce que l’académisme qui la caractérise fait que les manuels de philosophie sont rédigés de manière rebutante et que les raisonnements philosophiques déroutent par leur caractère soporifique et mystificateur. En effet, telle qu’elle se pratique actuellement, la philosophie ne peut être conçue que de cette façon-là, illustration typique de ce qu’elle ne doit pas être et tout le contraire de ce qu’elle devait être.

 

Ce que devait être la philosophie

Je considère la philosophie comme une activité intellectuelle au-dessus de toute autre, celle qui s’occupe de tous les problèmes dans leur plus grande généralité, les aspects particuliers faisant l'objet des sciences particulières. Le philosophe est celui qui doit répondre aux questions les plus essentielles concernant la vie et l’activité des hommes en société, celle-ci étant comprise dans sa totalité concrète (l’univers, la nature, les hommes, la conjoncture spatio-temporelle…). Dans ce sens, la philosophie peut être considérée comme la discipline mère des sciences car c’est à partir d’une certaine conception philosophique que l’homme oriente son activité cognitive. En effet, aucune action de l'homme ne se pose sans un fondement intellectuel, sans qu'il n’y ait en soubassement une philosophie motivante, une idéologie (au sens de croyance) qui peut être permissive ou dirimante, positive ou négative, heureuse ou malheureuse.

C’est donc à partir d’une conception idéaliste ou matérialiste de la nature et des facultés humaines, que l’on pourra développer une activité cognitive déterminée quant à sa forme et ses résultats. Ainsi, la conception qu'un peuple se fait de la nature peut l'inciter ou l’empêcher à entreprendre certaines activités. C'est la conception biblique de la nature en rapport avec l'homme (voir le livre de Genèse) qui a permis à l'Occident de développer des projets, pour certains, destructeurs de la nature pour s'aménager des espaces de vie décents, ce qui leur a permis de développer les sciences pour mieux scruter cette nature et de l'asservir. La philosophie, «mère des sciences », est à l’origine de « l'ensemble de toutes les connaissances acquises le long de l'histoire jusqu'à leur éparpillement à la fin du XIXème siècle ».[5]

Les peuples qui ont pensé le contraire, pour une raison ou une autre (philosophique), n'ont pas eu besoin de science et se sont limités à ce qui leur permettait de juste survivre en harmonie avec la nature, ce qui les a désarmés face à un Occident que l’activité philosophique a rendu savant, puissant et hégémoniste. Les philosophies agnostiques nient tout simplement la possibilité de connaître le réel tel qu’il est. MISENGA N., comparant les philosophies hindoue et bantoue à l’occidentale, conclut que « le souci de fusionner dans le Brahman par la concentration entraîne le désintéressement de ce qui entoure l’homme, car la matière est « maya », illusion et impermanence, tandis que l’Occident se concentre sur ce qui l’entoure : la nature dont il découvre les lois et tire profit pour son développement ». Il en serait de même de la conception des Bantu traditionnels qui considèrent la nature comme une force dont on ne peut user n’importe comment, étant un allié avec lequel on doit vivre en symbiose »[6].

Comme on le voit, la philosophie constitue la discipline intellectuelle de base, passage obligé pour toute activité scientifique et pour toute pratique quelles qu’elles soient, que le sujet-acteur en soit conscient ou pas. Le philosophe devait donc être le stratège n° 1, celui qui nous oriente tous, celui qui a des leçons à donner à tout le monde, du plus grand ingénieur, du plus célèbre professeur au plus petit ouvrier ou paysan, chacun devant être renseigné, éclairé, sur le sens de ce qu’il fait en vue d’orienter ses actions, de bien les penser pour réaliser l’idéal individuel et collectif. Cela est d’autant plus vrai qu’aux U.S.A. par exemple, toute présentation d’une thèse doctorale est sanctionnée par le grade académique de Philosophy Doctor of… » (Ph. D.) pour souligner que le récipiendaire est censé être philosophe dans son domaine. Bref, dans toute action, toute pensée, dans toute démarche… il y a toujours, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou pas, un sous-bassement philosophique. La femme qui se résigne face à un mari brutal, le sujet qui se révolte contre son chef, la paysan qui va à son travail, le soldat qui va en guerre pour défendre la Nation, l’enseignant  qui se dépense pour ses élèves, le fonctionnaire de l’Etat qui exige des pourboires, le médecin qui soigne ses patients, le savant qui participe à l’élaboration d’une arme meurtrière ou celui qui travaille à l’amélioration du rendement agricole, l’homme politique qui décide de reconstruire sa nation ou de bombarder une nation déclarée ennemie… consciemment ou pas, tous sont philosophiquement guidés. Leurs actions ne sont mieux exécutées que dans la mesure où ils sont conscients de l’idéal poursuivi, surtout si celui-ci correspond à leurs aspirations personnelles propres. L’activité humaine est donc surdéterminée en premier essor par une conception philosophique, même métaphysique.

Le philosophe est donc un stratège. Or, sur le plan militaire, tout stratège au cours d’une opération doit être renseigné le plus possible des conditions sur le champ réel de bataille en vue d’évaluer l’applicabilité des stratégies et tactiques envisagées pour conduire à la victoire. Sans ces renseignements, il ne saurait orienter les actions futures en vue d’atteindre les objectifs visés. Il est donc tenu à rester constamment en contact, de quelque manière que ce soit, avec le terrain opérationnel. S’il ne le fait pas, les ordres qu’il intimera risquent de ne plus cadrer avec les considérations réelles de combat, avec les graves conséquences que les troupes en action, ne sachant plus obéir aux ordres inadaptés, auront perdu leur source de commandement. Les actions désordonnées qui s’en suivront rendront la débâcle inévitable.

Il en est de même sur le terrain qui est nôtre, celui de la vie des hommes en société en lutte constante pour la survie et le mieux-être. Le philosophe, pour être efficace, pour être compris, pour éclairer ceux qu’il doit éclairer, doit rester le plus possible en contact avec le concret, le vécu réel. Il doit descendre sur le terrain de l’incessante lutte pour la vie pour toucher du doigt l’état d’avancement de la lutte et proposer des stratégies nouvelles. Le philosophe stratège doit être celui qui s’imprègne de la praxis, celui qui va de la terre au ciel et revient à la terre pour se carburer et rentrer au ciel pour éclairer les activités terrestres… Cette démarche consiste en une suite des va-et-vient incessants entre théorie et pratique. Le philosophe, c’est ce satellite qui reste lié à la terre car sans ce lien, l’engin ne sert plus à rien et peut même se révéler dangereux. L’activité philosophique cesse d’exister et peut devenir nocive dès que cesse cette dialectique. Car, ce qui est désirée, c’est cette philosophie motivante qui « s'avise de donner des réponses rationnelles et raisonnables aux problèmes fondamentaux, troublants et dramatiques qui assaillent, angoissent et désolent, de manière forte, l'existence humaine ».

La déroute sociale actuelle est essentiellement due à l’absence d’une philosophie existentielle propre, cohérente, réaliste et éclairante. Cette privation est cependant bien entretenue par ceux qui n’ont aucun intérêt à nous voir sortir de cet état d’éternels nécessiteux. Les philosophes professionnels sont entraînés vers une sorte de marasme philosophique qui, sous prétexte d’universalisme, fait qu’ils risquent d’être à jamais perdus pour la masse, tels des satellites égarés. Cette philosophie digressive, égarante, relève d’une filouterie politique bien calculée, grâce à laquelle, écrit P. NIZAN, « la grande masse anonyme des hommes qui auraient réellement besoin d’une philosophie, c’est-à-dire d’une vision homogène de leur monde et d’un ensemble de jugements et de volontés claires, la grande masse des hommes qui auraient besoin d’un outillage intellectuel efficace pour réaliser les décisions de leur propre philosophie, sont privés de ces établissements de pensée vers quoi ils tendent. On leur offre seulement cette philosophie multiple qui existe aujourd’hui, qui affirme exister universellement, c’est-à-dire être bonne pour toutes les espèces d’hommes, pour toutes les conditions terrestres possibles ». D’où l’urgence qu’il y a à « défendre les pensées de la foule contre la suffisance du penseur spécialiste »[7].

Cette philosophie qu’il nous faut, celle de la masse, celle de la libération, GRAMSCI nous en définit les caractéristiques : « La philosophie de masse, la philosophie de la praxis, ne peut être conçue que sous la forme d’une lutte, d’un perpétuel combat. Mais il faut prendre pour point de départ le sens commun, philosophie spontanées des masses, qu’il s’agit de rendre idéologiquement homogène… Son mérite… ne réside pas seulement dans le fait que le sens commun fait appel, quoiqu’implicitement, au principe de causalité, mais dans le fait que, d’une façon beaucoup plus précise, il sait reconnaître par une série de jugements, la cause exacte, simple et immédiate, sans se laisser séduire par les arguties et les obscurités métaphysiques pseudo-profondes, pseudo-scientifiques. »[8] C’est ici que se pose la question de paradigme, comme matrice intellectuelle d’où seront construites des conceptions et connaissances nouvelles et innovantes, utiles et utilisables. L’esprit critique est ici requis car, pour émerger, il faut raisonner autrement.

Nous venons de voir ce qu’est la philosophie et ce que doit être la philosophie de la libération, bâtie sur fond de paradigme critique. Pour nous résumer, je dirai que :

a)    toute philosophie qui ne puise pas ses matériaux de base dans la pratique sociale (celle-ci étant fonction de conditions spatio-temporelles déterminées et déterminantes) se fera priver des éléments nécessaires pour éveiller la conscience des sujets-acteurs-objets ; ce serait une philosophie lamentablement bornée qui relèverait de la « philosophaille » qui, elle, consiste à gaspiller des sommes d’intelligence pour ne rien faire d’autre que s’embourber dans le sophisme spéculatif ;

b)   une formation sociale dont les membres sont robotiquement enclins à des travaux matériels au point que l’activité spirituelle (philosophique) est brimée et ignorée est une société inhumaine, oppressive, esclavagisante car elle utilise, pour asservir l’homme matériellement et spirituellement, ce qui aurait dû le libérer.

C’est à la lumière de ces deux mises au point que nous allons à présent voir ce qui se passe chez nous notamment en matière d’enseignement de la philosophie qui entraîne un certain type de professionnalisme stérile auquel devrait se substituer une activité philosophique libératrice et fédératrice des énergies aujourd’hui diffuses et bloquées. Car, j’estime qu’il peut être dit de la philosophie ce que I. ILLICH dit de la religion, à savoir : « La religion est elle-même l’un des plus grands dangers de la vie religieuse. Pourquoi ? Parce que les systèmes tendent à se durcir avec le temps. Quand ils sont devenus rigides, ils paralysent la recherche, le dynamisme, l’amour et les intuitions qui, à l’origine, les avaient inspirés et faits croître. » Dans ce propos, il suffit de remplacer le mot religion et son qualificatif par la philosophie et son qualitatif pour remarquer la similitude.


 

 

2.    Quelle philosophie en Afrique ?

Comme pour le premier point, je traite ce point en deux parties : ce qui se fait actuellement, c’est-à-dire la philosophie académique, celle qui se donne dans les institutions patentées, d’une part ; et, d’autre part, ce qui doit se faire, cette philosophie pratique qui devrait rendre féconde l’activité philosophique au Congo.

 

2.1.   La philosophie enseignée au Congo

Mon opinion sur l’école, j’ai eu à en parler ailleurs[9]. Me résumant, je dirai que l’école est un appareil idéologique au service de l’idéologie dominante qui s’infiltre dès lors à travers toutes les disciplines enseignées, même les plus apparemment objectives. Ce mécanisme aliénant contribue relativement à stériliser spirituellement et intellectuellement l’enseigné, en l’éloignant du concret vécu pour en faire une sorte de robot cybernétisé, toujours plus rivé à une spécialité quelconque. Le savoir académique distillé à l’école reste coupé de la pratique mais est dispensé dogmatiquement de sorte à boucher intellectuellement le diplômé au point d’en faire un incompétent spécialisé, inutile pour sa société. Voyons brièvement comment cela se passe dans le cas de la formation des experts en… philosophie.

 

Culte du livre

Les études de philosophie sont généralement compliquées non pas qu’en général, la philosophie soit difficilement saisissable, mais bien parce que les philosophies enseignées, étrangères, presque toutes occidentales, détachées de leurs conditions réelles de production, donc privées de vie… sont arbitrairement livrées comme étant les seules vraies, valables universellement en tout temps et en tout lieu. Dès lors, il s’installe une sorte de culte des livres. « Il existe un culte profane du livre et… on abuse des ‘auteurs’, sortes de démiurges auxquels on se réfère plus comme « autorités » qu’à des fins d’examen critique. On peut donc dire que la coagulation d’un discours sous forme écrite ne le prédispose pas intrinsèquement à la critique, et que l’écrit favorise le respect de l’archive et en décourage également la critique. »[10]

Comme la quasi-totalité des auteurs sont occidentaux (de l’antiquité à nos jours), il va de soi qu’il en ressorte un véritable culte de l’Occident et que la façon de ce dernier de faire la philosophie soit prise pour la seule qui soit valable. Le choix des auteurs est lui-même d’un éclectisme judicieux au détriment des critiques du système ; MARX et ses disciples sont caricaturés. Les philosophes anarchistes sont escamotés. D’autres contestataires sont tus. Les Orientaux font parfois l’objet de quelques effleurements au goût exotique. Le tout vise évidemment la perpétuation de l’ordre moral et intellectuel occidental. Les diplômés demeureront ainsi dans une inculture générale de tout ce qui propose autre chose que ce que l’Occident a codifié. Ce qui ressemble fort à une escroquerie intellectuelle avérée, pour un meilleur contrôle mental.

Ce qu’offre l’école en guise d’auteurs-penseurs, ce sont en priorité les philosophes idéalistes les plus indigestes, des pseudo-matérialistes, des théoriciens au sens étymologique de « rêveurs »…, bref, ce sont les spéculateurs les plus incompréhensibles, souvent incompris parce qu’incompréhensibles. Les étudiants étant appelés à avaler les phraséologies indigestes des auteurs qu’on leur présente (on ne consomme que ce qu’on a), il se crée des admirations, des extases à l’endroit de ces maîtres à penser occidentaux qui se révèlent dès lors et, malgré eux, coupables de violation flagrante de conscience. Tout se passe comme si ces classiques occidentaux et leurs descendants avaient épuisé les matières philosophiques. Il faut donc se prémunir contre le totalitarisme philosophique occidental.

 

A propos du style philosophico-littéraire

Les étudiants en philosophie finissent par s’habituer à s’attacher aux styles ésotériques sous prétexte de rigueur et aux références bibliographiques mystifiantes. Or, à propos du style, critiquant « le verbalisme amphigourique » de LACAN, A. REGNIER écrit : « Tout novateur qui ne porte pas en lui un absolu dédain éprouve le besoin de s’exprimer de façon aussi accessible qu’il peut, évitant d’ajouter à l’étrangeté de son propos l’obstacle d’un style hermétique. Des poètes et des mystiques ont au contraire recherché l’obscurité comme un moyen de l’expression, mais une obscurité qui, franchie, laisse en présence d’une fructueuse concentration de l’idée… Il n’est d’expression hermétique vraie qui ne donne, une fois interprétée, le sentiment d’une force. Lorsqu’un style obscur révèle à l’analyse une idée grossière ou ambiguë, on sait qu’il est simple subterfuge pour dissimuler l’indigence. Symptôme bien connu, l’usage sans besoin d’un vocabulaire érudit trahit mieux que rien d’autre la futilité empanachée »[11].

C’est justement ce que révèle l’analyse de ces philosophies multiples qu’on nous propose et qui ne peuvent en rien servir nos angoisses existentielles actuelles. Mais les philosophes formés, habitués à ces formes de style « savants » (qu’ils ne comprennent pas toujours, ayons le courage de l’avouer), en viennent à se convaincre eux-mêmes que la philosophie se limite à la construction des phrases belles, longues, abstraites, bien sonnantes, difficiles à comprendre… On jugera ainsi tout locuteur à travers son langage, son style, ses tournures, ses références... Le philosophe lui-même s’ingéniera, en toute occasion, à creuser dans sa caboche les mots les plus rares, à forger des néologismes et, plus il sera capable d’acrobaties phraséologiques et de syllogismes spéculatifs arrosés de citations latines savantes, mieux il sera apprécié. Mais pour le commun des mortels, le philosophe de cet acabit ne ressemble pas moins qu’à un satellite perdu dont on craint les conséquences éventuelles. Un luxe inutile. Un illustre « pour soi » inconnu et à ne pas connaître, ignoré du genre M. GIAMBATISTA-VICO décrit par M. NGAL[12], raisonnant en français ou en anglais, incapable de traduire les concepts manipulés en langage facile, encore moins en langues locales, les seules que comprennent nos masses en besoin de philosophie.

Mieux que tous, l’Apôtre PAUL qui a puissamment vulgariser l’enseignement de JESUS-CHRIST nous instruit clairement au sujet de la vulgarisation des enseignements lorsque, dans I Corinthiens 14, il parle des langues inconnues mystificatrices face à la nécessité d’instruire les fidèles par un langage d’usage courant. Le philosophe congolais a tout intérêt à lire ce petit chapitre qui vaut plusieurs livres de pédagogie des masses ! 

 

Culte des maîtres occidentaux

En ce qui concerne les références, il faut avouer que le philosophe formé ne peut se passer des acrobaties philosophiques consistant à sauter de livre en livre, de concept à concept, d’auteur en auteur… si bien que font rage les recours aux arguments d’autorité à coups de citations de maîtres incontestés et incontestables, méprisant la pratique même dans ses aspects les plus élémentaires. Tout se passe comme si les grands penseurs avaient clos le débat philosophique que j’estime pourtant interminable tant que les hommes seront hommes. On fait tellement usage abusif de ces philosophes-gourous que les fanatiques enfermés dans les « ismes » desservent finalement leurs maîtres en privant leurs pensées de toute vie, de tout ancrage. Je me demande bien si Jésus, Marx, Sartre, Tempels, ou autres… pouvaient bien se retrouver dans tout ce qui se dit et se fait en leurs noms !

En inventoriant les sujets des travaux de fin de cycle (graduat, licence, DES et doctorat), on constate que tout ou presque porte sur Platon, Aristote, Hume, Rousseau, Bacon, Marx, Locke, Pascal, Descartes, Voltaire, Comte, Kant, Bergson, Heidegger, Kierkegaard, Marcel, Sartre, Althusser, Popper, Bachelard, Foucault, de Beauvoir, Lacan, Rawls, etc. Chaque futur diplômé choisit son éclaireur (qui agit sur son intellect de façon totalitaire) et s'y noie dans une perspective tout à fait spéculative. On tourne ainsi en rond, la réflexion restant de ce fait « circulaire ». Les raisonnements se faisant par « procuration », il ne peut en résulter que des recettes scientifiques de cueillette, de très seconde main. A ce sujet, interrogé sur l’absence de références à HEGEL et FREUD dans son œuvre, le philosophe français V. JANKELEVITCH réagit : « Parce qu’il y a eu ces deux géants de la modernité, suis-je obligé de passer par eux ? Tout ce que je dis ou fais doit-il être braqué sur leur œuvre ? On peut aussi ne tenir compte de personne et essayer de penser par soi-même. Je réclame ce droit… A quoi bon les références et les citations ?… Je disais aux étudiants : perdez l’habitude de répondre toujours : « Nietzsche dit que… Hegel pense que… » Et vous que pensez-vous ?… Laissez ces manies et ces tics »[13].

 

Sur l’ethnophilosophie et le bantuisme

Même quand il faut parler de la philosophie africaine, l’ombre du maître est toujours présente ; tous puent « l’odeur du père », dirait MUDIMBE : TEMPELS sert de référence précieuse et, même quand on le conteste, c’est toujours d’après les concepts made by, in and for l’Occident omniprésent et triomphant qui nous fait penser et agir « par Lui, avec Lui et en Lui », selon la belle formule de BUAKASA empruntée au culte catholique. Or, TEMPELS l’éclaireur avait produit son œuvre pour répondre à un besoin colonial urgent, si bien qu’on peut dire de lui, comme de LEVY-BRUHL (le primitiviste avant de se renier dans ses Carnets) qu’ils furent des intellectuels organiquement engendrés par le colonialisme, même si ses révélations (découvertes à n’ont pas plus à ses demandeurs.

En effet, les autorités coloniales trouvaient les Bantous insuffisamment civilisés et christianisés, donc difficilement gouvernables. Il fallait donc explorer leur univers philosophique ancestral auquel ils se référaient constamment pour mieux les maîtriser. Ce vide pour aider les autorités coloniales à remplir leur mission philanthropiquement appelée « civilisatrice » a été comblé à sa façon par le missionnaire catholique P. TEMPELS, devenu, pour la circonstance, père du bantouisme. Ecoutons-le : « Le fait qu’en haut lieu on ne sait plus à quel saint se vouer pour diriger les Bantous, qu’il s’y trouve moins que jamais une politique indigène stable, et qu’on y demeure à court lorsqu’il s’agit de fournir des directives solides et dignes de crédit pour assurer l’évolution et la civilisation des Noirs, me paraît devoir être attribué à l’ignorance de leur ontologie, à ce qu’on n’a pas encore réussi à faire la synthèse de leur pensée, à ce qu’on n’est, par conséquent, pas à même de les juger »[14].

Au moins lui, P. Tempels, a eu un mérite et pas des moindres, qui lui valut même le mépris de ses supérieurs ecclésiastiques qui décrétèrent l’éloignement « de la colonie de ce prêtre difficile » : celui d’avoir, rappelle Louis MPALA[15], réveillé les Africains « du sommeil dogmatique ou mieux du somnifère philosophique dans lequel ils se retrouvaient à force d’avoir entendu, du matin au soir, que l’Afrique était couverte de l’ombre de l’obscurité noire, qu’elle était prélogique, que ses habitants étaient sauvages, qu’elle devrait recevoir la mission civilisatrice. Ces Africains voyaient avec des lunettes ayant des unités proposées sur mesure. Ils devraient atteindre l’état des évolués pour manger comme des Blancs, marcher comme des Blancs, se coiffer comme des Blancs, chanter comme des Blancs, s’habiller comme des Blancs, parler comme des Blancs, chanter comme des Blancs, etc. ». Pour l’avoir fait, c’est-à-dire, pour avoir mis une puce à l’oreille du Noir endormi, le Père TEMPELS a dû affronter la colère des colons, y compris et surtout des prélats catholiques, ses chefs. En effet, écrivait-il, de son ouvrage, « ce livre (La philosophie bantu) défend, en conclusion, la thèse que le Blanc doit cesser de confondre sa mission avec une marche triomphale de ses valeurs, de ses jugements et conceptions et avoir respect des valeurs humaines existantes… même dans l’œuvre de l’Evangélisation ».[16]   

Cependant, même si Tempels a fait des révélations émancipatrices pour les Noirs bantu, KAUMBA Lufunda. révèle qu’il « avait pris soin de bien décrire sa méthode, enracinée dans une approche ethnologique : dégager la philosophie qui se terre dans les comportements et les discours, dans les proverbes, la structure de la langue, les institutions sociales. En même temps, reconstituer l’intelligibilité d’une pensée, en la reformulant à partir des grnads maîtres de la philosophie occidentale ».[17] Ainsi donc, en souscrivant têtes baissées au débat ethno-philosophique inauguré par TEMPELS, nos penseurs ne font qu’apporter leurs pierres à la construction de l’édifice baptisé : « ethnophilosophie », branche de l’ethnologie, elle-même discipline coloniale dédiée aux peuples sauvages (non européens), justificatrice de l’entreprise coloniale, servante du terrorisme intellectuel ambiant.

Au lieu de profiter de ce réveil pour entamer des réflexions endogènes par des penseurs indigènes, on s’est remis dans les mailles du filet colonial en décryptant cette philosophie bantu selon les paramètres de l’ethnophilosophie. YAI O. B. pose quelques questions pertinentes à propos de cette ethnophilosophie des temps actuels qui se défend toujours de desservir l’Afrique : « En forçant les textes des traditions orales africaines dans des genres et catégories préétablies parce qu’existant dans les cultures européennes dont les langues nous servent d’instrument d’analyse, en les traitant de cosmogonies, de mythes, proverbes aphogtèmes, etc., sommes-nous sûrs de ne pas toujours mélanger les genres ? En l’absence d’un métalangage dans nos langues qui eût pu montrer la vraie nature des textes analysés, ne sommes-nous pas en train d’imposer une traduction-interprétation-réduction souvent intolérante qui cache mal un évolutionnisme ambiant bien qu’inavoué ? (…) Que peut-on espérer en effet d’interprétations en langues non africaines des textes traduits des langues africaines par des interprètes dont la compétence linguistique de ces langues est souvent douteuse ? Que peut-on espérer surtout lorsque l’on sait que le contexte colonial ou néocolonial favorise l’implantation du folklorique et de la couleur locale lorsqu’il ne cultive pas le culte de la différence ? »[18]

Dans tous les cas donc, on se trouve devant des diplômés en philosophies étrangères essentiellement occidentales ou étudiant la philosophie africaine selon les paradigmes occidentaux.. De véritables tourneurs en rond à qui l'on peut appliquer la parabole de la cave de l’aveugle décrit par DESCARTES en ces termes : « Toutefois, leur façon de philosopher est fort commode, pour ceux qui n’ont que des esprits fort médiocres car l’obscurité des distinctions et des principes dont ils se servent est cause qu’ils peuvent parler de toutes choses aussi hardiment que s’ils le savaient, et soutenir tout ce qu’ils en disent contre les plus subtils et les plus habiles, sans qu’on ait moyen de les convaincre : en quoi ils me semblent pareil à un aveugle qui, pour se battre sans désavantage contre un qui voit, l’aurait fait venir dans le fond de quelque cave fort obscur »[19].

Comment, alors, mettre fin à cette perversion ?

 

2.2.       Pour une philosophie libératrice et conscientisante

 

La pratique, base de toute philosophie libératrice

Comme nul ne l’ignore, la tradition philosophique universitaire a ignoré LENINE à qui l’on reprochait d’être terre à terre. Sa réplique n’en a pas été moins pleine de signification : en effet, écrit-il, « la question n’est pas là. Non seulement je ne fais pas leur philosophie, mais je ne « fais » pas de la philosophie comme eux. Leur façon de « faire » de la philosophie c’est de dépenser des trésors d’intelligence et de subtilité pour ne rien faire d’autre que de ruminer dans la philosophie. Moi je traite la philosophie autrement, je la pratique… conformément à ce qu’elle est »[20]. De son côté, MAO disait : « C’est une perte de temps que de discuter d’épistémologie hors de toute pratique… La façon dont on étudie actuellement à l’Université, passant d’un livre à l’autre, de concept en concept, ça n’est pas du travail. Comment la philosophie proviendrait-elle des livres ?[21]

L’idée que je retiens de ces deux philosophes, c’est la priorité donnée à la pratique comme critère de toute activité intellectuelle. L’inverse, c’est-à-dire la production des idées à partir des idées sans emprise sur la pratique, conduit nécessairement au dogmatisme. Ainsi que le dit B. VERHAEGEN, « le danger pour tout intellectuel éloigné de la pratique est d’admettre par facilité que la théorie, une fois découverte et parée des vertus des pratiques antérieures, doit s’imposer de manière dogmatique et dominer la pratique vécue dans l’actuel et le quotidien »[22].

La référence constante à la pratique sociale constitue la seule voie susceptible de mettre fin à la pensée formelle et abstraite pour qu’émerge la pensée libératrice, conscientisante, mais aussi mouvante selon les aléas des évolutions spatio-temporelles. Ainsi, le philosophe ne saura plus tourner le dos aux problèmes fondamentaux du peuple et des communautés. Bien au contraire, cela constituera sa préoccupation fondamentale. Les problèmes politiques par exemple sont les problèmes les plus essentiels des hommes en société. Mais paradoxalement, c’est le domaine où dominent les idées les plus aberrantes, les plus infantiles, voire les plus bestiales, qui peuvent conduire au marasme de la communauté toute entière, comme celui que nous connaissons en raison des idéologies absurdes qui grouillent dans nos têtes. Des réflexions philosophiques devront donc porter sur tous les domaines de la vie sociale. Elles devront s’intéresser à toutes les disciplines des sciences et technologies et orienter les recherches sur des thèmes pertinents en économie, droit, politique, sociologie, psychologie, culture, idéologie, sciences, technologie, arts, médecine, agronomie, NTIC, etc.

 

L'Utilitarisme comme philosophie de base

J’insiste particulièrement sur l'utilitarisme philosophique, cette conception philosophique qui fonde sa légitimité sur les résultats des actions menées par les hommes en société pour réaliser des objectifs prédéfinis. « Dans ce cas, écrit J. Fontanel, une action n'est jugée éthiquement correcte que si les conséquences sont satisfaisantes ».[23] Je m'inscris dès lors dans le camp, souvent abhorré par les moralistes d'un point de vue éthique, du pragmatisme conséquentialiste pour lequel ce qui compte, c'est moins la valeur morale des actions humaines, mais bien plus les conséquences qu'elles engendrent. En d'autres termes, pour reprendre les mots de Jean-Cassien Billier, « nous devons accomplir un acte quelconque de façon à ce qu'il ait les meilleures conséquences prévisibles, afin de maximiser une valeur morale, toutes choses étant égales par ailleurs, ce qui signifie que d'autres facteurs normatifs peuvent assurément entrer dans l'évaluation morale de l'acte mais que l'examen des conséquences est essentiel à l'évaluation morale, à titre de facteur prioritaire ».[24] Il est vrai, bien sûr, que l'on ne dispose pas de tous les éléments pour prédire exactement les conséquences des actions à mener. Cependant, les capacités d'analyse, surtout lorsqu'elles sont déployées collectivement sur base d’éléments collectés dans la pratique sociale, permettent aux hommes unis dans une communauté donnée d'en projeter de meilleures approximations des conséquences possibles. Le problème se pose donc au niveau du type de philosophie, spéculative ou pratique.

A ce propos, je pense sincèrement, comme Ngoma Binda, qu'il y a « exigence de passer de la métaphysique spéculaire, contemplativement stérile, à une philosophie active, vive, recherchant une existence vivante, sensée et heureuse pour l'être humain au sein de sa communauté. Il est dès lors urgent de sortir des ontologies - des pensées habituées à travailler et produire avec une sublime délectation intellectuelle tout autant oiseuse qu'égotique des essences et attributs actuels du substantif être - pour focaliser la pensée du verbe être sur le vivant appelé à la promotion impérative et légitime ».[25] Ceci implique qu'il soit mené des recherches dans ce domaine de la philosophie en vue d'harmoniser des points de vue, de cristalliser des idéologies partagées sur les préoccupations communes. En effet, souvent, même l'élite nationale, corps encore inexistant au pays, ne peut naître que si une philosophie synthétisant et idéologisant les différents corps de métiers et d'expertises nationaux, uniformisant au final les modes de penser des acteurs, des plus stratégiques aux simples exécutants, voit activement le jour pour servir de ciment devant lier les diverses expertises et les prédisposer à œuvrer pour une noble cause commune.

Dans cet ordre d'idées, j'estime que la formation civique des citoyens, ce qui s'appelle de nos jours initiation à la nouvelle citoyenneté, relève de l'apprentissage d'une philosophie nouvelle devant se substituer à l'ancienne philosophie du néant, celle qui préparait à ne rien faire, à l'attentisme, à la mendicité, à la résignation, à la culpabilisation, à la crédulité, à la contemplation béate, au négativisme, à l'improductivité, au mimétisme, à des singeries, à la fatalité, à la nullité, à l'absurde, au chaos... bref, à l'esclavage mental du colonisé qu'a fabriqué le colonisateur avec les manuels de ses écoles aliénantes pour indigènes, les catéchismes de ses religions christianisantes, les fouets atroces de sa police impitoyable, l'arbitraire autoritariste de son Administration raciste, l'exploitation inexorable de ses entreprises prédatrices, etc. 

Le Congolais a besoin d'une nouvelle forme de formatage idéologique de type normatif ou prescriptif, qui « indique les valeurs, les finalités, les principes et règles corrects de la pratique » sociale. Ce type d'éthique nouvelle recherche le vrai certes (mais existe-t-il un seul VRAI universel et imposable à tous sans arbitraire ?), « mais bien plus encore, il prescrit le bien, sous l'angle précis du juste et de l'injuste d'un système politique, d'une pratique de l'autorité, d'un raisonnement ou d'une décision politique. Il a l'ambition aussi bien de décrire que d'orienter la pratique politique [sociale] vers les idées, formes d'organisation et principes d'action intellectuellement recevables sur le double point de vue de la raison et de la moralité ».[26]

C'est là la tâche que l'on entend de la recherche philosophique, celle de produire des types de sociétés et d'individus idéaux, adaptés à la condition humaine du Congolais. On n'a que faire d'hommes vertueux à la religieuse. Ceux qu'on attend, ceux qu'on désire, ceux dont on a besoin, c'est de bons et vrais citoyens, pragmatiques, efficaces, déterminés, engagés... qui, comme de soldats en guerre, se battent au front de la bataille infinie pour l'érection de la Nation congolaise, une et indivisible, puissante et prospère. Pour le bien de sa communauté, pour en assurer la survie, la puissance et la pérennité, ces éléments d'élite se tiennent prêts à tout, même au mépris de ce qui peut être considéré ailleurs comme non respectueux des droits humains. Cela se mijote au niveau de la pensée qui, si silencieuse soit-elle, constitue une force tranquille qui, lorsqu'elle pénètre les esprits, peut envahir tout le corps, le guider, le dominer totalement et le pousser à l'action.

C’est ici que s’impose la nécessité d’élaborer de nouveaux paradigmes, compris ici comme corps de principes devant commander notre vision du monde et de nous-mêmes au sein du monde. Il s’agit donc, selon Kambayi Bwatshia, de « la constitution d’un principe organisateur de la connaissance qui doit donner autant de force à l’articulation et à l’intégration qu’aux distinctions et les oppositions ». Ici s’invite également le débat sur l’atomisation des connaissances induite par les spécialisations disciplinaires arbitraires que nous impose le paradigme néolibéral dominant. Déjà posée par V. Y. Mudimbé, la question revient aujourd’hui en force lorsqu’il s’observe la stérilité des études menées dans les domaines des sciences économiques, du droit, des sciences politiques et sociales, de la géopolitique, de la psychologie, du management, de la démographie, de l’éducation…

Dans quelle mesure peut-on sectoriser les disciplines au point de bannir toute possibilité de connaissance synthétique des problèmes sociaux qui se veulent totaux et globaux, entremêlés dans des complexités qu’il importe de dénouer ? Que gagne-t-on avec l’extrême parcellisation disciplinaire, sinon un éparpillement des connaissances qui, selon Kambayi B., font de l’intellectuel une sorte de roi nu, dont « les utopies se sont effondrées, atomisées. On le voit englué dans un statu flou et complexe… On parle bien de ‘silence des intellectuels’. Loin de servir de phare, on les voit se mouvoir dans les micro-querelles de chapelles devenues fondamentalistes, souvent à mécanismes sectaires ou servant de fou du roi, après avoir été tentés par le miroir aux alouettes du pouvoir. Plus… ils doutent profondément et loin d’être des maîtres à penser, ou des éclaireurs de la cité, ils passent souvent leur temps à donner des réponses simplistes, fausses aux problèmes déjà connues ».[27] Cette situation n’est que la conséquence des micro-spécialisations à outrance qui ont émietté le savoir global en micro-savoirs inopérants, faute d’une base philosophique holiste.

Pourtant, poursuit l’auteur, « être intellectuel n’est ni un métier, ni une carrière. L’intellectuel peut être littéraire, philosophe, journaliste, professeur, technicien, universitaire, scientifique. Mais il devient intellectuel tout court dès qu’il veut échapper à la culture de l’esthète, du médiocrate, du technocrate, de l’idéologue, de l’universitaire, du disciplinaire. Il devient intellectuel lorsqu’il prend au sérieux l’éthique des idées en sachant que l’éthique des idées s’oppose à l’esthétique des idées et à la mystique des idées, où les idées envoûtent par leur pouvoir de séduction et de fascination ».

La tendance actuelle est justement et malheureusement de pousser à des éthiques disciplinaires sclérosantes, asphyxiantes voire étouffantes. Al Gore stigmatise, à ce propos, l’héritage culturel libéral qui marque nos pratiques scientifiques réductrices des réalités sociales. « En effet, en divisant et subdivisant à l’infini les buts des recherches et les travaux d’analyse, nous prenons le risque de développer une expertise trop spécialisée alors qu’il ne faut pas perdre de vue que nous sommes dans un processus interconnecté. En concentrant notre attention sur des parties tours plus infimes de l’ensemble, nous prenons le risque de porter moins d’attention à l’ensemble et de ne pas comprendre les phénomènes imprévisibles qui sont issus des interconnexions et des interactions innombrables réseaux. C’est ce qui explique que les projections linéaires du futur sont si souvent erronées »[28]. Les sciences sociales doivent donc être repensées sur base de nouveaux paradigmes répondant à nos desseins, si on veut les rendre utiles et utilisables. Sans base philosophique appropriée, cette tâche ne peut aboutir. Bien au contraire, cette carence fait que dans les universités congolaises, on en est encore au stade des querelles de retranchement entre disciplines des sciences sociales, les unes se croyant plus utiles que les autres, mais toutes les unes plus inutiles que les autres.

  

Idées et politiques publiques en vue de conduites et d'actions positives

C'est le lieu de souligner le rôle que jouent les idées, au sens philosophique le plus large, incluant à la fois le physique et le métaphysique, le rationnel et l'irrationnel, sur la formulation des politiques publiques et sur l'adoption des conduites positives individuelles et collectives, publiques et privées. En ce qui concerne les rendements institutionnels, il faut noter que les institutions ne deviennent fortes et performantes que par la force des hommes qui les animent, surtout lorsqu’ils sont philosophiquement armés (idéologie volontariste).

 Expliquant les approches par les idées en matière de gestion politique, D. Kübler et J. de Maillard invitent à « reconnaître que les politiques publiques, en tant que programmes d'action, incarnaient en fait des théories du réel, définissant des affirmations sur la nature, la gravité et la cause des problèmes publics à résoudre ainsi que les moyens et instruments pour y parvenir. Dans une telle optique, la conduite des politiques publiques apparaît comme un processus social de construction de sens, où les acteurs s'affrontent en fonction des systèmes de perceptions et d'interprétations qui leur sont propres... Dans une telle perspective, il faut donc appréhender les politiques publiques à partir des matrices cognitives et normatives qui sont à leur base - en d'autres termes : faire des idées la variable explicative des politiques publiques ».[29] On sent dès lors qu’à partir de cette complémentarité entre philosophie et politique, toute pratique politique non lubrifiée par une philosophie réaliste est vouée à l’échec. De même, la rupture entre philosophie et sciences est stérilisante d'un point de vue de la production scientifique utile dans tous les domaines.

Il y a des travaux qui ont établi les rôles positifs ou négatifs joués par les idées sur les conduites et pratiques sociales de recherche cognitive, en se basant sur les diverses influences des idéologies profanes ou religieuses. La force des leaders politiques, ceux qui ont marqué leurs temps, réside dans la force de leurs idées, des plus pertinentes aux plus légères, des plus constructives aux plus délirantes : Hitler en Allemagne, Mussolini en Italie, Bush et plus tard Trump aux USA, Sarkozy et Hollande en France... ont, par leurs idées, entraîné des peuples civilisés dans des guerres qu'aucune idéologie humaniste ne pouvait justifier. Pol Pot au Cambodge a prêché une idéologie absurde qui a entraîné le peuple cambodgien dans une opération d'inquisition inimaginable contre ses propres intellectuels. La force des idées de Franklin Roosevelt et, plus tard, d'Obama en Amérique ont inspiré des actions positives face aux crises financières  respectives des années 1930 et des années 2008.

Comme on le voit, les idées diffusées, qu'elles soient vraies ou fausses, bonnes ou mauvaises, constructives ou destructives, pacificatrices ou bellicistes, humanistes ou meurtrières, laïques ou religieuses, ces idées diffusées sous formes d'idéologies partisanes motivent des actions qui peuvent être bénéfiques tout comme elles peuvent se révéler absolument négatives. Ces idées se manifestent sous des formes diverses. E. Mokuinema en épingle « les croyances mystico-religieuses, les idées politiques et philosophiques, les théories d'économie politique, les diktats hégémoniques, etc. » Ces idées se sont constituées en « grandes idéologies dont l'impact sur le vécu des peuples n'est plus à démontrer. Ces croyances ont influencé le cours de l'histoire des peuples et, dans certains cas, se sont constituées en piliers de nouvelles civilisations ». Ainsi, poursuit l'auteur, « dans plusieurs cas, c'est la simple volonté des États hégémoniques qui dicte et décide de l'historicité des peuples dominés ».[30]

Les philosophes sont donc invités à la production de ces idées nobles susceptibles de rencontrer les préoccupations tant individuelles que collectives de nos populations.

 

Le philosophe face à ce qui ne le regarde pas

Actuellement, la misère de la philosophie spéculative fait que les activités sociales importantes comme les sciences exactes, l’économie, la politique, le droit, la tradition, la psychosociologie… sont en général laissées entre les mains des personnes incapables de se poser des questions essentielles, des questions de fond pour se cantonner dans une technocratie noyée dans le froid des intérêts chiffrés et dans des formalismes stériles… C’est bien cela qui explique les monstrueuses aberrations qui rendent le sous-développement inévitablement chronique. En descendant réfléchir sur les divers terrains pour poser des questions vitales qu’on ne s’y pose guère, en osant violer la chasse gardée des spécialistes intellectuellement bloqués, jaloux de leurs enclaves techno-structurées, en se livrant à des contre-recherches, le philosophe aidera à prendre conscience des vrais problèmes que nous devons affronter de façon réfléchie  en tenant compte à la fois des spécificités disciplinaires et de la nécessité d’interdisciplinarité. Les problèmes épistémologiques, les nécessités paradigmatiques, les préoccupations utilitaires, les exigences éthiques… ne peuvent être scrutés qu’à la suite des réflexions sereines de type philosophique. Notons ici que le recours inconsidéré aux maîtres éclaireurs occidentaux engage les débats sur la voie ténébreuse du philosophisme spéculatif sans utilité pour nos masses en besoin de philosophie pratique.

Or, les temps de l’intellectuel-ornement sont révolus. L’intellectuel doit exercer un impact sur les problèmes du pays. Notre génération doit inscrire à son ordre du jour la formation d’une élite intellectuelle impliquée dans la vie sociale, en se souvenant qu’une action ne peut être utile que dans la mesure où elle s’enracine profondément dans l’histoire et la culture nationales. Plus explicite, P. HOUNTONDJI dit, à propos de la destination extravertie des discours philosophiques : « Il nous faut mettre fin à cette extraversion scandaleuse. Le discours théorique est certes une bonne chose. Mais nous devons à tout prix, dans l’Afrique d’aujourd’hui, l’adresser en priorité à nos compatriotes, le proposer à l’appréciation et à la discussion des Africains eux-mêmes. C’est ainsi que nous pourrons promouvoir en Afrique un véritable mouvement scientifique et mettre fin à ce vide théorique effroyable qui ne cesse de se creuser chaque jour davantage, dans une population lasse, indifférente aux problèmes théoriques, dont elle ne voit plus d’intérêt. La science naît de la discussion et en vit. Si nous voulons que nos pays se l’approprient un jour, il nous appartient d’y créer un milieu humain dans lequel et par lequel les problèmes les plus divers pourront être débattus librement, et où ces discussions pourront être non moins librement enregistrées, diffusées… pour être soumises à l’appréciation de tous et transmises aux générations futures, qui feront beaucoup mieux que nous, à n’en pas douter »[31].

J’estime qu’il appartient au philosophe de réaliser ce juste milieu et de diriger ces débats. En effet, la philosophie étant transcendante à toutes les sciences, c’est à son niveau que devra se concrétiser la synthèse transdisciplinaire totalisante, ce qui lui permettra d’orienter chaque discipline en fonction des orientations des autres disciplines dans la poursuite d’un objectif commun : l’utilité sociale. Nos forces convergeront dès lors vers l’atteinte des objectifs collectivement définis en vue de la réalisation de notre bonheur total tel que nous l’entendons nous-mêmes. Mais il doit, bien entendu, s’agir de la nouvelle philosophie inspirée de notre ontologie propre, de nos problèmes propres, débarrassée du formalisme de la logique formelle aristotélicienne, affranchie des raisonnements obscurs tenus par procuration, exempte de langages hermétiques et destinée à la consommation locale. A ce propos, le français que nous utilisons étant déjà un obstacle à la diffusion de nos discours, il ne sert à rien de limiter davantage notre audience en recourant à des abstractions linguistiques soporifiques.

Comme GRAMSCI, nous estimons que toute philosophie historiquement déterminée doit se prolonger par le sens commun, ce qui veut dire que, « tout en élaborant une pensée supérieure… et scientifiquement cohérente », tout philosophe doit rester en contact avec les couches populaires, avec le vulgaire, et y puiser « des problèmes à étudier et à résoudre » pour mieux orienter idéologiquement les comportements individuels et attitudes collectives.

Le philosophe doit donc être celui qui s’occupe de ce qui ne le regarde pas et qui s’installe au milieu du village en vue d’orienter les rôles et d’assurer une meilleure intégration des résultats des efforts individuels et collectifs pour un mieux-être de tous.

 

3.    Sauver nos philosophies : pistes de recherches

Je commence à faire remarquer que ce qui est évident pour les uns peut ne pas l’être pour les autres, les besoins des peuples et leurs centres d’intérêts étant historiquement déterminés. Une philosophie n’est utile que dans la mesure où elle répond aux préoccupations sociales d’un peuple à une phase déterminée de son histoire. Ainsi, le positivisme qui marque une rupture avec la métaphysique a vu le jour en vue de répondre aux questions essentielles soulevées par la nouvelle société bourgeoise industrielle bâtie sur les ruines du féodalisme. La philosophie marxiste recommandant le passage de la philosophie interprétatrice à la philosophie transformatrice du monde est née du souci de combattre l’ordre bourgeois jugé inhumain. De nos jours, la philosophie qui sous-tend la théologie de libération consiste à rechercher dans l’Evangile les principes devant libérer les hommes, selon la volonté divine, du joug des exploiteurs : ce n’est donc pas par hasard que cette théologie est née en Amérique latine, sous-continent dominé et surexploité par les riches capitalistes étasuniens qui en considèrent les pays, depuis des lustres, comme leur plates-bandes à ne pas empiéter par d’autres puissances, même alliées. Etc.

A l’instar de toutes les philosophies donc, il en est qui sont nées chez nous à partir de certaines préoccupations vitales, notamment face à la situation précoloniale qui voyait des peuples hostiles qui avaient développé des sagesses pour la survie des uns et des autres (même en cas d’affrontements entre eux), aussi face à la réalité coloniale leur imposée et qui continue à les enfermer mentalement, rendant caduc tout effort de développement autonome plusieurs années après les indépendances statutaires acquises. Ces philosophies ne sont pas que l’œuvre des philosophes sortis des universités occidentales. Outre qu’il existe des philosophies préexistant à l’ère coloniale, comme celle dévoilée aux colonisateurs par P. TEMPELS ou comme l’UBUNTU récemment décrite par Prince KAUMBA[32], sans ignorer l’apport pionnier de Simon KIMBANGU, nous pouvons utilement exploiter des écrits et discours à caractère philosophique de plusieurs auteurs et hommes politiques congolais tels B. MAKONGA, P. LUMUMBA, MABIKA Kalanda, V. Y. MUDIMBE, MOBUTU (sur l’authenticité), l’économiste KANKUENDA, l’historien KAMBAYI, le philosophe NGOMA Binda et autres.

MABIKA KALANDA, pour ne prendre que son exemple, parle, lui, de « La Remise en question, base de la décolonisation mentale », titre d’un ouvrage qui, plus de 50 ans après, garde tout de son actualité. Il cherche à aiguiser chez ses compatriotes le sens de l’histoire, la conscience nationale, la fierté et la dignité nationales. Il nous incite à l’autocritique et invite les élites et les jeunes à sortir de l’indifférence politique. La décolonisation mentale doit nous aider à la prise de conscience politique indispensable à une élite soucieuse de développer humainement le pays et l’Afrique. « J’ai tenté, écrit-il, de proposer une série d’éléments de réflexion susceptibles de promouvoir chez l’élite congolaise la remise en question de certains principes et préjugés reçus en héritage, soit de nos ancêtres, soit de la colonisation. Cette démarche, répétons-le, n’a pas pour but de flatter les colonialistes ou de contribuer à attiser une verbeuse et vaine phraséologie anticolonialiste. Elle voudrait n’être qu’un effort en faveur de la restructuration de notre mentalité, un effort sincère en faveur aussi bien d’une conscience authentiquement africaine que d’une attitude compréhensive de la part des puissances étrangères à l’égard de l’homme congolais ».

De même, la lecture de l’ouvrage cité de KAUMBA renseigne sur l’immense héritage intellectuel légué par nos ancêtres, dans le cadre de la philosophie d’UNBUNTU, faite des sagesses auxquelles il serait judicieux pour nous de recourir pour affronter les nombreux défis qui se dressent à nous dans le champ politique, domaine par excellence de compromis, voire des compromissions instigatrices de paix. Mais en restant cloîtrés dans des paradigmes occidentaux universalisés qui nous enveloppent mentalement, les Africains en général ne s’en sortent toujours pas et évoluent à reculons, passant de crise en crise, de méfiance en méfiance, de guerre en guerre, de rébellion en rébellion, de rivalité communautaire en rivalité communautaire, de mutinerie en mutinerie… on n’en finit toujours pas et on n’en finira jamais jusqu’à la disparition tant que nos philosophes renonceront à l’activité philosophique authentiquement nôtre, celle dont on attend de nouveaux paradigmes libérateurs.

Ils sont nombreux, ces penseurs congolais dont l’exploitation peut inspirer des réflexions philosophiques locales en vue de répondre à nos préoccupations, de nous réarmer philosophiquement (aux plans moral, spirituel et éthique) pour assumer notre passé commun, servir nos luttes présentes et prévoir nos défis futurs face aux enjeux d’une globalisation mondiale asymétrique et impitoyablement concurrentielle.

 

Conclusion

J’ai voulu, dans cette note, réhabiliter l’activité philosophique qui me paraît sombrer dans l’impasse et évoluer vers l’inutilité. J’ai essayé d’en montrer l’incontournable utilité. Pour le cas du Congo, j’ai stigmatisé le caractère embrouillant et sclérosant de l’enseignement de la philosophie. J’ai ensuite parlé de ce que devra être la philosophie au Congo afin de servir à la conscientisation de tout citoyen congolais qui doit se savoir et situer en vue de mieux contribuer à la lutte commune pour une vie toujours meilleure. Enfin, j’ai parlé de quelques philosophes autochtones dont les pensées peuvent être actualisées pour servir de base à l’émergence d’une citoyenneté nouvelle éclairante et motivante. En effet, le changement des mentalités tant souhaité est une affaire des philosophes liés à la pratique.

Pour conclure, nous disons avec P. HOUNTONDJI que « la responsabilité du philosophe africain, comme celle de tout homme de science africain, déborde infiniment le cadre étroit de sa discipline, et qu’il ne peut se payer le luxe d’un apolitisme satisfait, d’une complaisance tranquille à l’égard du désordre établi – à moins de se renier lui-même comme philosophe ou comme homme. En d’autres termes, la libération théorique du discours scientifique suppose une libération politique. »[33] C’est dans ces conditions que se manifestera le philosophe que nous attendons tous, le philosophe de la crise, le libérateur, celui qui alliera la théorie à la pratique, le philosophe des masses. Ainsi sonnera le glas de la pensée métaphysique extravertie pour une pensée libératrice agissante, nourrie d’une mystique locale vivifiante. Le philosophe pourrait dès lors jouer son rôle cardinal, celui d’Intellectuel des intellectuels, de phare qui éclaire ceux qui, à tous les niveaux, s’engagent dans les voies insondables de la recherche utile, de la pensée innovante et de l’action transformatrice, bref, de la pensée agissante.

C’est, je pense, la seule issue qui reste à la philosophie pour jouer son rôle de lieu de cohésion entre les différentes sphères de la pensée humaine, de dénominateur commun entre les différentes disciplines scientifiques qui seront moins renfermées sur elles-mêmes. Le philosophe aura ainsi contribué à ne plus faire craindre la philosophie, à ne plus se faire haïr, à ne plus se laisser contourner. Il aura ainsi contribué à faire aimer la philosophie, à faire dissiper les doutes sur la portée de la réflexion philosophique qui est à l’origine de toutes les doctrines morales, religieuses, sociales, politiques économiques et scientifiques qui guident et éclairent les pratiques sociales.

Pour l’Afrique, l’engagement de l’intellectuel congolais est d’autant plus attendu que, comme le prophétisait C. ANTA DIOP peu avant sa mort, le développement de l’Afrique partira du Congo que F. FANON considère non sans raison comme la « gâchette du revolver » Afrique.

En attendant, la question demeure : Philosophe congolais, où es-tu ?

 

 



[1]* Sociologue, Professeur des Universités, Directeur du LASK, emilebongeli@yahoo.fr

[2] MBOLOKALA Imbuli., «  Philosophe africain, où es-tu ? », in Analyses sociales, Vol. I, n° 2, Janv-Fév. 1985, pp. 37-40.

[3] L. ALTHUSSER, Lénine et la philosophie suivi de Marx et Lénine devant Hegel, Paris, Maspero, 1975, p. 15.

[4] Voltaire cité par A. LALANDE, Vocabulaire Technique et critique de la philosophie, Paris, P.U.F., 1972, p. 612

[5] M. F. MUKENDJI Mbandakulu, Prolégomènes à la recherche et aux méthodes scientifiques en sciences sociales, Kinshasa, Ed. Feu Torrent, 2015, p. XVI.

[6] MISENGA Nkongolo, « L’affirmation de soi, condition du développement du Tiers-Monde », in Analyses Sociales, Vol. I n° 5, Octobre 1984, pp. 48-55.

[7] P. NIZAN, Les chiens de garde, Paris, Maspero, 1976, p. 75.

[8] H. PORTELLI, GRAMSCI et le bloc historique, Paris, PUF, 1972

[9] Cfr E. BONGELI, Université et sous-développement au Zaïre, Thèse de doctorat en Sociologie, UNILU, 1983 ; IDEM, «  Université et sous-développement au Zaïre ou la spécialisation de l’incompétence I et II », in Analyses Sociales, Vol. I, n° 2 et n° 3, 1984

[10] YAI-OLABIYI-BABALOLA, « Théorie et pratique en philosophie africaine : misère de la philosophie spéculative (critique de P. HOUNTONDJI, M. TOWA et autres) », in  Présence Africaine, n° 108, 1978, pp. 65-91

 

[11]   A. REGNIER, La crise du langage scientifique, Paris, Anthropos, 1974, p. 341

[12] A ce sujet, une lecture édifiante : NGAL M. a M., Giambatista Viko ou le viol du discours africain, Kinshasa, Ed. Alpha-Oméga, 1975.

[13] V. JANKELEVITCH, Entretien avec le Monde, I. Philosophies, Paris, Ed. La Découverte et Journal le Monde, 1984, p. 132.

[14] Cité par S. K. ADOTEVI, Négritude et négrologues, Paris, 10/18, 1972, Je ne mets pas en cause ici la bonne foi du R. P. TEMPELS qui était animé d’un idéal humanitariste vis-à-vis du nègre opprimé par le colonisateur. Seulement, il était, sans le savoir, prisonnier de l’idéologie de son temps et c’est seulement à ce titre qu’on peut le critiquer, sans toutefois le sous-estimer.

[15] L. MPALA Mbabula, Initiation à la philosophie africaine. Pour Tempels, Niamkey Koffi et P. J. Houtondji, Lubumbashi, Editions MPALA, 2020, p. 51.

[16] P. TEMPELS cité par Ibidem, p. 52.

[17] P. KAUMBA Lufunda Samajibu, Comprendre UBUNTU. P PTempels et Mgr Desmond TUTU sur une toile d’arraignée, Paris, L’Harmattan,  2020, p. 33.

[18] YAI-OLABIYI-BABALOLA, Art. cit., pp. 72-73.

[19] R. DESCARTES cité par Georges POLITZER, Ecrits 1 : la philosophie et les mythes, Paris, Ed. Sociales, 1969, p. 252.

[20] Lettres à Gorki, 07/02/1908, citée par L. ALTHUSSER, op. cit., p. 14.

[21] MAO Tsetung, Entretien sur des questions de philosophie, le 18/08/64, in Stuart SCHRAM, Mao parle au peuple, Paris, PUF, 1977, p. 201.

[22] B. VERHAEGEN, Introduction à l’Histoire Immédiate, Paris, Duculot, 1974, p. 77.

[23] J. FONTANEL (Ed.), Questions d'éthique, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 8.

[24] J.-C. BILLIER, Introduction à l'éthique, Paris, PUF,  2010, p. 18.

[25] NGOMA BINDA, Théorie de la pratique philosophique, op. cit., pp. 7-8.

[26] Ibidem, p. 39.

[27] J. KAMBAYI Bwatshia, Faillite de la raison et raison de la faillite dans la postmodernité, Kinshasa, Eugemonia, 2016, p. 79.

[28] Al GORE, Le Futur. Six logiciels pour changer le monde, Paris, Nouveaux Horizons, P2013, p. 21.

[29] D. KÜBLER et J. de MAILLARD, Analyser les politiques publiques, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2009, p. 157.

[30]E. MOKUINEMA Bomfie, Histoire des idées et des faits socioéconomiques de l'Afrique, Paris, L'Harmattan,  2014, pp. 8-9.

[31] P. HOUNTONDJI , Sur la « philosophie africaine, Paris, Maspero, 1977, pp. 35-36.

[32]P. KAUMBA Lufunda Samajibu, op. cit..

[33] P. HOUNTONDJI, Op. cit., p. 36.