Nous savons que le tournant philosophique ou la conversion gigantesque tant souhaitée tardera à venir si notre enseignement ne résiste pas à l’observation de F. Nietzsche pour qui « l’unique critique d’une philosophie qui est possible et qui démontre aussi quelque chose, c’est-à-dire tenter si on peut vivre selon elle, n’a jamais été enseignée dans les universités ; mais [on enseigne] toujours la critique des paroles aux paroles »[1]. Un tel enseignement, division sociale culturelle, est subrepticement une idéologie anesthésiste, stabilisatrice, justificatrice et légitimatrice de l’état et de l’Etat actuels.

Autocritique et critique, le philosophe, vous et moi, est encore plus dangereux, car imprévisible. Il est capable, comme le dit si bien Louis Althusser,  de faire de sa philosophie, en dernière instance, la lutte des classes dans la théorie[2] en vue d’une action réformatrice ou révolutionnaire.



[1] F. NIETZSCHE, Schopenhauer come educatore, Roma, Newton Coimpton Editori, 1982, p.96.

[2] Cf. L. ALTHUSSER, Réponse à John  Lewis, Paris, Maspero, 1974, P.11.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE PHILOSOPHE COMME EDUCATEUR DE LA SOCIETE[1]


INTRODUCTION

         Nous voulons présenter notre conviction philosophique.

            Produit de sa société, le philosophe, par sa nature tant théorique que pratique, cherche à devenir « Père de sa société ». Ainsi il voudra donner un sens au cours de l’histoire de sa société.

            En outre, sachant que nous vivons dans une société stratifiée ou à classes, il va de soi que le philosophe se sente membre d’un groupe donné.

            Cela  étant, notre communication s’appesantira sur deux points, à savoir notre Sitz im Leben et le philosophe comme éducateur.

 

  1. NOTRE SITZ IM LEBEN OU CONTEXTE SOCIO-POLITIQUE[2]

Nul n’ignore que notre pays est immense et qu’il est multi-éthnique. Jadis colonisé et dirigé monoplitiquement, notre pays connut à un moment la révolution du 17 mai 1997 et une Contre-révolution le 2 août 1998.

Nos jours actuels sont ceux de turbulences politiques et de négociations piégées pour la simple raison que les acteurs politiques actifs sont des marionnettes et tergiversent car l’union ne ferra pas la force, mais privera à certains leurs gâteaux. Voilà pourquoi, sans être pessimiste, nous osons croire que la transition risque d’être longue pour être un jour interrompue par une autre révolution pouvant officialiser la balkanisation de notre pays dont l’hymne national est plein de promesses. Nous ne savons plus ce que nous léguerons à notre postérité.

Le philosophe, vous et moi, est témoin de tous ces mouvements  d’évolution et d’involution, de révolution et de contre-révolution. C’est à ce niveau que la 11è Thèse sur Feuerbach de Karl Marx  nous rappelle : nous ne devons pas nous arrêter seulement à interpréter notre Sitz im Leben, mais aussi à le transformer, et ce en commençant par notre propre transformation. Celle-ci ne peut avoir lieu que si chacun de nous se posait la question de savoir pourquoi il est philosophe. C’est la réponse à cette question qui donnera un sens d’être à notre  être-ci,  hic et nunc.

N’oublions jamais que personne ne philosophe impunément. L’on philosophe toujours à partir d’un lieu théorique et pratique donné, et à ses propres frais. Ceci justifie pourquoi il n’y a pas de philosophe neutre et  montre que chaque philosophe est la conscience du groupe social auquel il appartient. Et puisqu’il en est ainsi, le philosophe, vous et moi, doit comprendre que de lui  on attend une manière d’être capable de transformer celle ou celui qui entre en contact avec lui. Pour ce faire,  un tournant philosophique ou une « conversion gigantesque », selon le philosophe Nketo Lumba, s’avère nécessaire. Ceci requiert une discipline  et un renoncement  à soi-même à la fois. Autrement dit, il s’agit d’une question de responsabilité.

Formé dans un lieu théorique et pratique donné, le philosophe, vous et moi, se sent appartenir à un groupe donné et notre pratique philosophique nous fait appartenir à une élite, une  intelligentsia, mais une Lumpen-intelligentsia. Nous savons que dans le langage marxiste, le concept Lumpen  désigne une pépinière de voleurs et criminels de toutes espèces, individus sans métier, rôdeurs. C’est la couche des ‘lazares de la classe salariée ». Ce sont de va nu pieds et des clochards d’après Lénine. On parle alors de  Lumpen-proletariat. Pour notre cas, à la suite de Roy, nous traduirons Lumpen par « classe dangereuse » . A dire vrai, Professeur d’université, Assistant à l’université ou enseignant de l’école secondaire, le philosophe, vous et moi, est, en général, un intellectuel du groupe des gens ordinaires à la rigueur et nous sommes dans ce groupe comme dans une salle d’attente en attente d’un changement politico- administratif afin de défendre les intérêts de ceux qui vont nous embaucher. Il y va de notre survie. Le pouvoir et l’avoir semblent avoir le primat sur l’être. Ceci explique le phénomène de transfuge philosophique. D’où il est facile de passer de la philosophie à la sophistique. Combien de philosophes au pouvoir, et ce depuis Platon, sont-ils restés peureux de leur conscience ? Oui, un philosophe sans argent et pensant avec l’estomac a plus de chance de se prostituer et de ne pas se faire entre comme le coq le matin ou la nuit.

Nous savons que le tournant philosophique ou la conversion gigantesque tant souhaitée tardera à venir si notre enseignement ne résiste pas à l’observation de F. Nietzsche pour qui « l’unique critique d’une philosophie qui est possible et qui démontre aussi quelque chose, c’est-à-dire tenter si on peut vivre selon elle, n’a jamais été enseignée dans les universités ; mais [on enseigne] toujours la critique des paroles aux paroles »[3]. Un tel enseignement, division sociale culturelle, est subrepticement une idéologie anesthésiste, stabilisatrice, justificatrice et légitimatrice de l’état et de l’Etat actuels.

Autocritique et critique, le philosophe, vous et moi, est encore plus dangereux, car imprévisible. Il est capable, comme le dit si bien Louis Althusser,  de faire de sa philosophie, en dernière instance, la lutte des classes dans la théorie[4] en vue d’une action réformatrice ou révolutionnaire.

C’est, pensons-nous, par cette autocritique et la critique permanentes que le philosophe, vous et moi, doit se sentir réveiller de son sommeil tranquille par notre Sitz im Leben qui sollicite de nous un agir approprié. Et c’est à ce propos que F. Nietzsche ne se trompe pas quand il qualifie le philosophe de  Médecin de la civilisation. Certes, « il ne peut  créer  une civilisation, mais il peut la préparer en écartant certains obstacles, la modérer et par là la conserver ou la détruire (…). C’est quand il y a  beaucoup à détruire  qu’il est le plus utile à des époques de chaos ou de décadence »[5].

Notre contexte socio-politique est celui du chaos ou de décadence  voulue et entretenue. Il y a beaucoup à détruire et à construire, et ce en commençant par notre  mens. C’est par cette conversion gigantesque que nous serons éducateurs de notre société ou mieux de notre groupe social.

  1. LE COMME COMME EDUCATEUR

Conscient au niveau individuel des problèmes et de la situation réelle de son groupe social dont il est un miroir, le philosophe, vous et moi, grâce à une lucidité acquise par la critique, l’autocritique, se voudra être l’éducateur de son milieu, petit soit-il.

A la suite de Gandhi, nous entendons par éducation ce processus qui consiste à faire venir à la lumière le meilleur d’une personne. Et en toute personne, osons-nous croire,  l’aspiration à être plus tout en étant mieux  est ce qu’il y a de meilleur.

Sachant que notre société ou groupe social ne sera que ce que nous sommes, nous estimons qu’il faut commencer par soigner l’homme. Voilà pourquoi nous voulons faire du philosophe, vous et moi, un éducateur de son groupe pour la transformation de notre Sitz im Leben.

Notre société ou groupe est comme une mouche entrée dans une bouteille et qui cherche à en sortir. Alors le philosophe, vous et moi, en suivant le conseil de L. Wittgenstein II, doit montrer à la mouche l’issue par où s’échapper de la bouteille à mouches[6]. Quelle grande responsabilité ! Cela exige de nous philosophes, toujours selon le conseil de L. Wittgenstein II, de traiter toute question philosophique out tout problème socio-politique comme on traite toute maladie[7].

De ce fait, répondant à l’appel de la IIIè Thèe sur Feuerbach  de Karl Marx demandant que l’éducateur soit aussi éduqué, le philosophe, vous et moi, commencera par l’éducation de sa propre conscience et du cœur. Ce préalable acquis,  il passera à l’éducation à la honte. Celle-ci le conduira à avoir l’idéal d’être le modèle de son groupe et ainsi il saura décourager tout comportement obstacle à l’avènement d’une autre pratique socio-politique. Il ne manquera pas non plus de s’intéresser à l’éducation à la solidarité et à la coopération  exigeant le respect des autres commençant par l’écoute. Vivant dans un milieu multi-ethnique, il proposera aussi l’éducation à la prévention de la violence et de l’incivilité  prônant la gestion des conflits et de l’hétérogénéité. Une  éducation à la responsabilité et à l’engagement est aussi à pratiquer par certaines attitudes dont celles proposées par le philosophe Mayele Ilo aux journées scientifiques de l’ISP/Lubumbashi du 13-14 juin 3003.

Ces différentes formes d’éducation sont possibles pour la simple raison que le philosophe, vous et moi, est souvent en contact avec son groupe référentiel soit avec les étudiants, soit avec les auditeurs ou spectateurs. Tout ceci nous interdit d’être pessimiste. A dire vrai, que nul n’entre ici et ne fasse la philosophie s’il n’est pas , de par sa nature, révolutionnaire. Seul celui qui sait dire, courageusement et d’une façon raisonnée, ce qu’il pense, est digne d’être philosophe ou mieux  foulosophe  selon Alpha Blondy.

De ce qui précède, vous comprendrez que le  foulosophe n’est pas un enfant, i.e. il n’est pas sans parole : il parle d’une façon raisonnée et à faire raisonner. De là la justification de sa place dans le groupe. Jadis fils de son milieu, aujourd’hui il veut en être le père. Est-ce une  utopie ? That’s the question. Mais, à notre humble avis, sans cette conviction d’éducateur, le philosophe, vous et moi, est bon à jouer le jeu des vampires du peuple et devient  thanatosophe. N’oublions jamais cette vérité : il n’ y a pas de philosophie neutre.

 

CONCLUSION

Notre souci, au cours de notre communication, fut celui d’inviter le philosophe, vous et moi, à opérer un tournant philosophique faisant de nous des éducateurs à l’humanité et à la citoyenneté. C’est cela notre sens d’être ici dans un contexte socio-politique de crise.

J’ai dit et je vous remercie.

Texte mis en ligne le 5 avril 2008.

 

 



[1] Texte exposé le mercredi 18 juin 2003 aux journées scientifiques 2002-2003 du 18-19 juin organisées par la Faculté des Lettres de l’Université de Lubumbashi.

[2] La RDCONGO était en guerre.

[3] F. NIETZSCHE, Schopenhauer come educatore, Roma, Newton Coimpton Editori, 1982, p.96.

[4] Cf. L. ALTHUSSER, Réponse à John  Lewis, Paris, Maspero, 1974, P.11.

[5] F. NIETZSCHE, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1938, p. 165.

[6] Cf. L. WITTGENSTEIN,  Tractatus logico-philosophicus  suivi de Les investigations philosophiques, tradudit de l’allemand par Pieerere Klossowski , introduction de Bertand Russell, Paris , Gallimard, 1961, § 309, p.227.

[7] Ib., § 255, p.214.