Mais qu’est-ce donc que le libéralisme ? Cette question, apparemment scolaire, recouvre pourtant un embarras de taille, car il est trop osé de vouloir assigner une définition-type, valable pour tous et sous tous les cieux, au concept sous analyse.
En effet, une définition exhaustive du libéralisme est rendue ardue par son étymologie même. Celle-ci - cela s’entend - renvoie à l’idée de liberté.
Or, quoi de plus ambigu, de plus polysémique que ce concept de liberté ! Le mot est défini au gré des événements et des auteurs, car il est multiforme, pluriel et- pour tout dire - pluriforme .
ADAM SMITH : D’UN LIBERALISME ECONOMIQUE A L’ECONOMISME
 
Par Vincent de Paul KABUYA KITABI
Assistant à l’Université de Lubumbashi
Département de Philosophie
 
1. L’idéologie libérale : idée et contours du concept
  
D’entrée de jeu, il est impérieux de souligner que l’histoire de l’idéologie libérale, celle de l’individualisme propriétaire, ne commence pas avec le penseur écossais Adam Smith. Elle entretient un rapport étroit avec cette nouvelle vision du monde occidentale qui émerge symboliquement des Révolutions américaine et française auxquelles elle s’identifie généralement et qui lui donnent son envol.
 
            Elle n’est pas, à y regarder de près, le fruit d’un schéma mental préalablement conçu par l’esprit humain et dont la réalisation pourrait avoir été à l’avance préméditée dans l’histoire. Ceci ne veut pas non plus dire que l’idéologie libérale est un ordre consécutif à l’action désordonnée des hommes. Ni fruit d’ un ordre préétabli ni conséquence d’une action désordonnée, l’idéologie libérale est simplement issue d’une anthropologie, c’est-à-dire d’une interprétation fondamentale de certains présupposés sur l’homme et sur la société, laquelle interprétation se crée et se « recrée » au double regard, d’une part, des trames historiques que tissent les hommes consciemment ou inconsciemment et, d’autre part, de toutes ces représentations qu’ils se font d’un ordre plus adéquat vers lequel tous entendent cheminer et dans lequel se corrige le passé, se concrétise le présent et se projette l’avenir.
 
Mais qu’est-ce donc que le libéralisme ? Cette question, apparemment scolaire, recouvre pourtant un embarras de taille, car il est trop osé de vouloir assigner une définition-type, valable pour tous et sous tous les cieux, au concept sous analyse. En effet, une définition exhaustive du libéralisme est rendue ardue par son étymologie même. Celle-ci - cela s’entend - renvoie à l’idée de liberté.
Or, quoi de plus ambigu, de plus polysémique que ce concept de liberté ! Le mot est défini au gré des événements et des auteurs, car il est multiforme, pluriel et- pour tout dire - pluriforme[1].
Tout compte fait, le libéralisme prône le droit de tout homme à la liberté comme expression première de son droit à l’existence, de son instinct de conservation comme conséquence de son autonomie et de sa suffisance rationnelle et surtout comme condition de sa quête du bonheur. Autrement dit, exister c’est être libre de rechercher soi-même, par ses moyens naturels, le bonheur vrai dont le fondement véritable est la liberté. Et comme cela s’entend, cette dernière signifie donc négativement que les contraintes des autres, si elles s’exercent, ne sont pas déterminantes ; positivement que l’individu a le droit d’agir selon sa raison dans tous les domaines où sa conservation et son bonheur sont engagés : vie, santé, biens, bref tout ce qui peut constituer sa propriété. En ce sens, être libre c’est non une indifférence interne, mais une indépendance externe par rapport aux contraintes humaines ou sociales beaucoup plus que par rapport aux contraintes et penchants naturels. C’est s’autonomiser sur tous les plans pour n’être ni le « serf du roi », ni le « fidèle du curé », ni même l’éternel « fils à papa ».
 
Cette dernière formule est même expressive du libéralisme dans ses diverses ramifications (politique et économique). Il n’est pas utile ici de donner un éventail exhaustif de toutes les formes de libéralismes. Car, un tel exercice exigerait absolument un développement historique qui, parce que trop complexe ne peut être fait ici. Comme précédemment annoncé, nous soumettons donc la suite de notre propos à un principe d’économie qui nous oblige de passer immédiatement à l’analyse du libéralisme économique à travers le système philosophique d’Adam Smith. Mais avant de verser dans cette analyse, une précision s’impose : la présente réflexion ne se préoccupera pas de mener une enquête globale sur le système smithien ; ce qui importe ici c’est de rappeler succintement les catégories fondamentales de la théorie libérale d’Adam Smith qui, comme on s’en apercevra, régit encore indéniablement l’économisme contemporain, celui-là même qui se mondialise.
 
2. Smith et la fondation de son libéralisme économique 
 
            Il nous semble important de répondre à une question préalable avant d’en venir au cœur de notre sujet. Pourquoi lire encore Smith aujourd’hui ? Plusieurs raisons s’y prêtent.
 
En effet, c’est d’abord parce qu’il est le fondateur du libéralisme économique qui constitue le fondement de grandes théories économiques contemporaines. Avec lui, nous pouvons comprendre autour de quelle « philosophie » et de quelles catégories a pivoté en trois siècles déjà l’univers occidental aujourd’hui dominant. Nous ne nions pas que l’œuvre de Smith souffre de quelques insuffisances théoriques majeures dont la confusion, le manque d’originalité entre autres2 .
 
Néanmoins, il convient de reconnaître que Smith aurait entrevu une partie de l’avenir de notre monde pour lequel le marché, la production des richesses, la liberté d’entreprise, deviendront des catégories essentielles. Il n’est pas très faux d’affirmer que son texte est susceptible de contenir toujours d’autres vérités en voie de constitution. Car, à en croire Jean-Michel Servet « tout texte fondateur -qu’il le soit par ses innovations ou par ses synthèses- contient, dans la logique même de sa construction, des effets théoriques qui dépassent le projet pensé par leur auteur. Mais avec la Richesse des nations la difficulté tient au fait que nous sommes confrontés tout autant à un visionnaire comprenant certaines forces en présence dans sa société qu’à un logicien produisant des catégories qui serviront de guide pour les héritiers »[2].
 
A n’en point douter, le texte fondateur du libéralisme économique est, pour peu que l’on prenne au sérieux cette assertion de Jean-Michel Servet, bel et bien ce livre qui paraît en 1776 (l’année de la naissance des Etats-Unis). Un livre à intitulé programmatique, considéré comme le texte matriciel, la Bible du capitalisme libéral. Car c’est dans ce livre que le penseur écossais « établit les principes, énumère les causes, expose l’ordre « naturel » qui donne lieu à la formation et à l’accroissement des richesses des nations »[3].
 
 Cette architecture smithienne se pose totalement comme une pensée lucide n’établissant, en fait, la moindre confusion entre l’ordre moral et l’ordre économique, le premier se fondant sur la vertu et le second prêchant la prospérité. De la sorte, ces deux qualités distinctes (vertu et prospérité), relèvent chacune de deux sphères différentes (morale et économie). Mais ces deux ordres se doivent d’être soutenus par une sphère commune qui les englobe et les enveloppe : cette sphère c’est la Nature qui dirige, régit et régule l’univers entier. Car, « un peuple prospère et vertueux est un peuple qui laisse la Nature agir dans ses institutions »[4]
 
Pour l’essentiel, nous allons le démontrer à travers deux des idées-forces du système smithien :
-         le principe de la naturalité de l’échange,
-         la nation comme espace libre de marché.
L’analyse de ces principes consiste tout simplement à faire ressortir à travers eux le sens, la place de l’homme et de la société dans la pensée économique de Smith.
 
II.1. Le principe de la naturalité de l’échange
 
La question de l’apparition de la société implique, pour le genre humain, la nécessité d’un vivre-ensemble fondé sur une reconnaissance mutuelle des « ego » essentiellement enclins à leurs intérêts. Pour les humains, vivre c’est agir avec et devant les autres. C’est être soi en se montrant, comme si identité et monstration étaient l’envers et le revers de tout le théâtre de la vie. C’est donc déjà dans notre « épiphanie » à l’égard d’autrui ou de nous-mêmes, et surtout dans ce que cette « épiphanie » révèle, qu’il nous est permis de savoir si nous sommes aimés ou détestés, si notre conduite plait ou déplait, si plus ou moins nous suscitons la sympathie ou l’antipathie. Car la vie sociale est une démonstration continue de sentiments et, pour tout dire, une effusion mutuelle de plaisir ou de déplaisir[5].
 
Il va ainsi sans dire qu’à côté de la recherche naturelle de son intérêt par l’individu, il y a un besoin également naturel de coopérer. Car, si l’on admet la naturelle finitude de l’homme, on reconnaît ipso facto que ce dernier ne peut se réaliser qu’au travers de l’apport d’un autre même et différent de lui. Au fondement de toute socialité, fut-elle la plus primitive, se trouve l’échange en tant qu’idée structure, et Smith le comprend et l’énonce en ces termes : « la tendance principale de la nature humaine est de troquer et d’échanger »[6].
           
Et pourtant, la vie économique elle-même n’a pour fin immédiate que la satisfaction des besoins et la reproduction des conditions de leur satisfaction. Des besoins qui sont, par ailleurs, variables et multipliables à l’infini parce qu’animés souterrainement par un incessant désir de renaissance. Ce qui fait dire à Smith que le principe qui nous porte à être économe « c’est le désir d’améliorer notre sort (…) Ce désir est en général à la vérité, calme et sans passion, mais il naît avec nous et ne nous quitte qu’au tombeau. Il est permanent, car vivre c’est désirer incessamment. Ainsi, c’est toujours le désir qui nous pousse à travailler pour améliorer notre condition, c’est encore lui qui nous incline à différer ou à écarter les jouissances moins utiles, à épargner pour ainsi dire nos ressources. Il nous rend laborieux, ascétiques, voire réfléchis. Et de la sorte, tout le principe économique est, chez A. Smith, composé de la trilogie : travail-épargne-calcul.
 
Toutefois, cette véritable « force vitale », le désir (qui est un principe économique) doit rencontrer en intersection un autre principe également vital : le principe social. C’est d’ailleurs ce dernier qui tisse nos liens sociaux et que l’on retrouve clairement énoncé dans l’architecture smithienne sous cette forme emblématique : « …cette propension qu’ont les hommes à permuter, troquer, et échanger une chose contre une autre »[7]. Une précision mérite ici d’être apportée. Le Principe économique n’implique pas confusément le principe social. Le second n’est pas l’effet d’une « sagesse humaine », mais bien conséquence – probable – de l’usage de la raison et de la parole. En d’autres mots, l’échange est une expression majeure du jeu social, un jeu fait aussi bien de la dépense que de la jouissance, jeu de l’amour avec des choses, des signes et des symboles.
 
Pour rendre ce propos simple, ou tout au moins plus complet, il faut reconnaître avec A. Berthoud, et ce, à la suite d’A. Smith, que «l’économie, c’est d’abord l’économie de la peine dans le travail sous l’effet du désir infini de vie, c’est le jeu de l’homme avec ses semblables sous l’effet de la parole »[8]. La parole est ainsi assistance, partage, communion mutuelle. Sans l’assistance et la coopération des autres, une vie sociale sensée est impensable[9]. Tout ce que l’homme fait passer dans ses rapports implique, de manière plus ou moins voilée, mélangée ou dégagée une forme d’échange ; ainsi l’échange lui est tout à fait naturel et constitue sa nature spécifique. Ce penchant n’est présent chez aucune autre espèce animale. S’il nous arrive de l’y constater, ainsi l’entend Smith, ce n’est sûrement un « effet d’aucune convention entre ces animaux, mais seulement du concours accidentel de leurs passions vers un même objet »[10].
L’homme coopère ainsi continuellement avec ses pairs pour vivre et survivre, pour créer et procréer. Ses actes restent toujours finalisés vers une satisfaction de ses propres besoins existentiels. Ce qui voudrait dire qu’aucun acte humain ne relève de la bienveillance pure. Tout est mu, souterrainement, par le principe de l’échange intéressé : « Donnez moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous même »[11].
 
Voilà comment au regard d’A. Smith l’échange, dans une expérience dialectique, unit en raccourci la fin et les moyens de la sociabilité. Et c’est en ce sens qu’il fonde la société marchande et l’homo oeconomicus. Qu’est véritablement cet homo oeconomicus différemment de l’homme en général ? A l’homme - « animal politique » - aristotélicien, il substitue l’homme « animal marchand ». La société tout entière sera, de l’avis de Smith, marchande ou elle sera contre nature. Son terme c’est de construire, à la limite, une société où chacun serait en tous et tous en chacun, et sa base l’intérêt de chacun pour le bien-être de tous. Ces phrases les plus extrêmes, comme on peut s’en saisir à la lecture de l’auteur à l’étude, peuvent être comprises comme l’expression limite, comme la pointe avancée d’une philosophie qui a décidé de situer tout échange à l’intérieur et non à l’extérieur de la réalité économique : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts »[12].
 
Pour le professeur de Glasgow, l’échange intéressé demeure   le plan naturel, mieux, originaire de l économique. Car, en effet, les hommes, tout mus qu’ils sont par la quête inachevée de l’intérêt individuel, c’est d’abord parce qu’ils ont une disposition congénitale à échanger qu’ils mènent une existence économique. Et c’est même cela le sens que Smith donne à la société. En quelques mots voyons-le dans la section suivante. 
 
2.2 La nation : un espace libre de marché s’autorégulant
 
     L’idée libérale de la société inaugure une nouvelle saisie de la réalité socio-politique. L’arithmétique politique classique en vigueur depuis les monarchies et avant Smith amalgamait sur un seul territoire les espaces politique, militaire, juridique et économique en vue de les homogénéiser dans un espace unique sur lequel un despote exerce son empire. Une confusion était entretenue entre des concepts tels que l’Etat (espace politique), le territoire (espace militaire), la nation (espace culturel) et le marché (espace économique).
Smith fait éclater cette homogénéité en dissociant les uns des autres ces divers espaces. L’arme affectée à cette fin est la définition de la nation comme un espace fluide de libre échange, un espace non limité dans ses dimensions, à la fois inférieur et supérieur aux frontières préalablement fixées par l’organisation politique et la contingence de la nature. Disons plus exactement que l’économie est  déterritorialisée et la nation qui, jusque-là était une catégorie politico-idéologique trouve, dans l’arsenal conceptuel de Smith, une effectivité économique[13].
 
L’échange commercial est le seul nœud d’unification de divers espaces différentiels et l’ « homo oeconomicus » engendré opère sur un espace abstrait et non plus dans un Etat-nation délimité par quelque repère géographique que ce soit. La société, mieux, le monde tout entier, dirait-on aujourd’hui, est un marché, « un espace naturel d’échange »[14].
           
En effet, par marché, il faut essentiellement entendre le lieu théorique où se rencontrent et se confrontent librement l’offre et la demande[15]. Dans ce cas, le marché devient non seulement le lieu libre où l’on vend et achète des marchandises, mais aussi un espace autorégulé où l’offre et la demande s’égalisent librement en se confrontant. Et tout l’espace planétaire devient un marché, une  patria communis  où interagissent et s’interchangent des sujets aux intérêts divers et complémentaires.
  
Pour Smith, le marché peut jouer le rôle d’opérateur de rapports d’harmonie entre les différents individus commerçants. Il peut dans ce cas se substituer à l’Etat, au contrat social et créer la cohésion de la société, même s’il ignore les relations de pouvoir impliquées dans ce phénomène de régulation[16].
 
L’Etat, dans ce cas, reste pur, exempt de toute souillure de l’économique, lieu où grouillent les intérêts divergents des personnes. A la tutelle étatique, Smith oppose la possibilité d’un mode d’organisation et d’ordonnancement largement indépendant de toute forme d’autorité. Les seuls prix qui procèdent des échanges entre individus libres (sur un marché également libre) dirigent les relations de milliers d’individus qui ne visent chacun que son intérêt. Il n’y a pas pour cela besoin d’une direction centrale, l’Etat, « Dieu le père ». Le marché constitue à lui seul un ordre régulateur du social sans législateur avec le plus impersonnel des supports économiques : l’argent. Mû uniquement par les impératifs du marché, l’homme devient ainsi un individu-roi, individué et individualiste. L’intérêt privé devenant son seul idéal, une seule conclusion logique en découle : une vision tronquée des rapports sociaux qui se réduisent à des rapports de force, à des rapports de lutte opposant des individus avides de s’approprier des biens matériels et de maximiser leurs profits. Cette nouvelle vision engendre, à notre avis, un phénomène inédit : l’économisme, une vision fondée sur la conception du « moi sans engagement et sans attache » qui nous rend « individualistes, enfermés, isolés, (…) »[17].
Qu’est ce donc que cet économisme et comment transparaît-il dans le système libéral smithien ?
 
3. Du libéralisme économique à l’économisme   
 
            Sur les jalons posés par Adam Smith, une approche s’est imposée davantage en sciences économiques. Une approche communément désignée sous le terme emblématique d’ « économisme ».
 
A travers ses mailles, l’ « économisme » a toujours été défini comme une idéologie centrée sur deux principes moteurs : l’individualisme égoïste et la survie du plus apte avec comme corollaire l’exclusion sociale et économique du plus défavorisé[18]. Et de l’avis de Rich, l’économisme est une vision des choses qui ne mesure les phénomènes de la vie sociale qu’à l’unique aune de la productivité matérielle loin de toutes les prescriptions et considérations éthiques, jugées inadéquates[19].
 
De ce fait, l’économisme est une idéologie souterraine qui s’exprime sous la forme raffinée dans la thèse selon laquelle le sens de l’économie est la maximisation de la richesse, une richesse qui ne se traduit qu’au travers de l’avoir. Dans cet ordre d’idées, l’idéologie « économiciste » nous présente l’économie comme un ordre sui generis reposant sur lui-même et obéissant à ses propres lois. Cette réduction de toute la vie sociale à la seule possession et à la productivité matérielles est la principale caractéristique de l’économisme. De plus, cette productivité tant recherchée est rendue effective par une hyper-technologisation des moyens de production, par une hyper-organisation du travail[20], par le culte de l’individualité au point que Lipovetsky nomme l’axiomatique économiste  comme « une pure rationalité instrumentale »[21].
 
Comment, des lors, la « vieille » pensée smithienne du libéralisme se rapproche-t-elle de cet économisme contemporain prégnant ? Ou encore quels sont les indices voilés ou clairs attestant la présence de celui-ci dans celle-la ? Sans prétention à l’exhaustivité, nous en dégagerons quelques-unes, à savoir l’apologie de l’abondance, le paradoxe du productif et de l’improductif, l’idée du meurtre de l’Etat et, pour finir, le postulat de la main invisible.
 
3.1 L’apologie de l’abondance
                                                           
Il convient, d’entrée de jeu, de noter que le système philosophico-économique de Smith éclot à l’intersection de l’expansion du commerce et du développement de l’industrie ; ce qui nécessite une meilleure organisation du travail en vue d’une grande productivité. Tout le sens de la division du travail est là : le sentiment du gain et l’accroissement de la richesse matérielle poursuivie comme une fin en soi. Et le travail devient par-dessus tout  «  la source nécessaire à la production du capital, de la valeur, du prix, de la monnaie, du profit, bref, de l’intérêt matériel, c’est-à-dire la richesse »[22].
 
Il va ainsi sans dire que dans pareille perspective le statut de l’homme ne peut être défini qu’au travers de la possession matérielle individuelle. C’est – à – dire que la relation de l’homme à son propre être ne peut être définie que par son propre avoir, l’être étant subordonné à l’avoir. En d’autres termes, cela signifie qu’une philosophie de l’homme n’a pas grand chose à proposer à la théorie smithienne de marché comme si pour être vraiment homme il suffisait uniquement d’opérer des médiations en dehors de soi ou partir de la possession matérielle pour opérer une existence sensée. C’est que le vrai statut de cet homme smithien ne lui est offert et/ou ne s’élabore que par un donné matériel. Sommes-nous loin de ce que J. Baudrillard appelle la « logique de la chose-signe » ?[23]. Et quel sens dans ce contexte revêt alors un travail qui ne génère pas un intérêt matériel immédiat ? Ce sur quoi il faut réfléchir.
 
III.2 Paradoxe du productif et de l’improductif
    
            Tout lecteur attentif de la Richesse des nations reconnaît cette phrase célèbre : « Le travail annuel de chaque nation constitue le fond premier qui lui fournit tout ce qu’elle consomme chaque année en nécessités et commodités de la vie, et celles-ci sont toujours le produit immédiat de ce travail ou ce qui est acquis avec ce produit auprès d’autres nations »[24]. La tradition libérale reconnaît le caractère révolutionnaire de cette phrase sur un temps marqué par le sacre de l’agriculture et de l’exploitation naturelle du sol comme unique travail générateur de richesses. Par où l’on voit que Smith égalise le travail de tous les acteurs sociaux, car il croit que dans la société de marché c’est l’ensemble de la nation qui est concernée par les échanges qui la construisent, échanges qui, eux-mêmes, sont favorisés par le travail de toutes les couches sociales. Pourtant, Smith dualise ce travail entre, d’une part, le produit actif et, de l’autre, le travail improductif.
 
Le premier, celui des marchands, que Smith priorise par rapport au travail et aux services que peuvent rendre le roi, le médecin, le professeur, le prêtre ou le domestique est celui qui produit du capital en un bien matériel durable et immédiat. Le second, lui, s’échange directement contre un revenu ou un salaire ou encore engendre un ouvrage qui s’évanouit dans le moment même de sa production[25]. Et dans ces conditions, le travail perd sa finalité première au profit d’un matérialisme obsessionnel, car uniquement orienté en direction du profit matériel. Cette conception qui tend à idéaliser et valoriser excessivement le seul travail générateur des capitaux et autres biens matériels nous paraît objective et objectivante. Or la société ne vit pas que des biens matériels, mais aussi des biens spirituels et immatériels que sont, entre autres, les plaisirs de l’art, les jouissances de la raison, les agréments de sports, les bercements de la musique, etc. Tout travail productif n’a pas une valeur matérielle immédiate, mais peut être socialement utile. Si celui des marchands engendre l’opulence matérielle, celui des médecins recule la mort, les gens des lettres produisent la culture et le raffinement des mœurs, le souverain assure la sécurité et l’ordre, les peintres, les sculpteurs produisent le goût, etc., tout aussi utiles pour l’équilibre de la vie sociale générale.
 
Pour peu que l’on veuille l’admettre, à ne considérer que l’aspect purement objectif du travail, le philosophe écossais aliène l’homme et dissout dans le matérialisme toute cette énergie spirituelle dont l’être humain est riche. Ce qui ne peut manquer de susciter quelques inquiétudes quant à l’efficience du libéralisme smithien. Laisse-t-il intacte la conception de l’homme ? N’entraîne-t-il pas la scission du corps social ? Ne perd-t-il le chemin tracé par Origène lorsqu’au lieu de chercher l’homme, il ne cherche que la richesse matérielle ? Tel semble aussi être le procès qu’ouvre K. Marx contre ce capitalisme libéral dû à Smith.
 
Toutefois, signalons que ce n’est nullement dans l’intention de ces lignes d’épiloguer sur ce débat à propos duquel des pans entiers de discours abondent déjà, mais de déceler les indices d’économisme qui entachent l’immense œuvre de l’auteur sous étude comme, par exemple, la primeur accordée à l’économique aux dépens du politique. Ce qui transparaît avec beaucoup plus de lucidité dans la conception qu Smith se fait notamment de la société en général et de la société civile en particulier. Cette dernière étant entendue comme une somme illimitée d’hommes souverains, constitutivement marchands et enclins à l’intérêt, la nation se démarque ainsi de tout relent politique et/ou juridique et le transfère au concept d’ « Etat ». Quel rôle Smith assigne-t-il à ce dernier ainsi qu’au souverain qui l’incarne ?
 
3.3. Libéralisme smithien et/ou le triomphe du régicide     
 
L’idée de placer dans l’essence de l’homme un fondement marchand qui le régit a jusqu’ici jalonné ce propos. Seulement, si la vie sociale suppose nécessairement le passage de la barbarie à la convivialité harmonieuse, elle ne saurait l’être sans l’existence d’un principe rationnel concerté d’unification de diverses particularités égoïstes en vue de la construction d’un bonheur commun. Ce principe alchimique a pris divers noms : le despote, le souverain, l’Etat, etc. A ce dernier est dès lors dévolu un pouvoir illimité. Il régente la vie humaine dans tous les embranchements social, politique, économique, … qui la constituent.
 
Or, si l’on revient à l’ordre même des choses, une question mérite d’être posée : de quel gouverneur le cycle journalier a-t-il besoin pour réglementer son cours ? A notre avis, de la réponse à cette question dépend l’engendrement du fameux « laissez-faire » quant à sa proximité avec la doctrine du droit naturel et de l’économie, en général. Ce sont les lois naturelles à elle inhérentes et non l’Etat qui régissent l’activité marchande. L’Etat se doit de disparaître derrière les lois économiques de la concurrence pour ne jouer que le rôle de police, un rôle pourtant irrécusable pour la survie du droit de propriété, réceptacle du droit naturel. C’est pourquoi, d’ailleurs, il y a nécessité pour les physiocrates de l’existence d’un pouvoir total et « très actif pour contraindre la réalité à se conformer à l’ordre »[26].
 
Comme on peut le constater, ce débat se focalise dans l’opposition qu’il y a une politique interventionniste et une théorie libre-échangiste. A ce propos, il est important d’y revenir, Smith ouvre décisivement l’ère d’une nouvelle pensée sur l’Etat et, par conséquent, sur l’économie politique qu’il définit par ailleurs comme « une branche de connaissances du législateur et de l’homme d’Etat »[27].
Pour l’auteur de la Richesse des nations, le véritable libéralisme économique se situe dans l’institution d’une réelle société de marché et non dans la simple prédication de la liberté naturelle. L’Etat libéral est celui qui s’implique activement dans la construction d’une véritable société de marché. Cette mission réussie, il n’a qu’à s’effacer pour laisser libre cours au marché et à ses lois. Dans ce système de totale liberté, notre auteur estime que l’Etat doit remplir un triple devoir d’importance tout de même non négligeable :
 
  • protéger et défendre la société contre tout acte de violence ou d’invasion par d’autres sociétés indépendantes[28].
  • Protéger, autant que faire se peut, chaque membre de la société contre l’injustice ou l’oppression de tout autre membre, en établissant une administration de la justice.
  • Eriger, entretenir certains ouvrages publics et institutions avantageux à tous, mais dont les particuliers ne pourront jamais s’occuper parce que le profit ne leur en rembourserait pas la dépense (construction des routes, ponts, ports, hôpitaux, éducation[29],…).
 
Que doit-t-on entendre par ce régicide opiniâtrement défendu sinon une seule et petite chose : la société entière est un vaste marché s’auto-régulant au gré des intérêts divers et complémentaires des individus que seule oriente une « main invisible ».
 
 
3. 4. Le postulat de la « main invisible »
 
Il n’est point besoin de rappeler qu’il émerge de l’apologie smithienne de l’ « homo oeconomicus » un double présupposé axiomatique difficile à occulter : le matérialisme et l’individualisme. D’une part l’homme n’est considéré comme tel qu’en fonction des biens matériels qu’il possède. Ce qui fait même dire à E. Weil que « l’individu vaut ce qu’il possède et la pauvreté est la preuve de l’incapacité d’un sujet tout juste bon à être employé comme instrument de production »[30]. D’autre part, cet individu isolé de l’universel, de la société est autonomisé, rendu libre face à lui-même, face à l’autre et face à tout mobile de solidarité. Libéré de toute contrainte et livré à la seule compétition, l’individu de Smith n’est mû que par l’appât de gain et la concurrence. Pourtant, cela s’entend, la compétition dans la quête des richesses ou de toute autre commodité incline bien souvent à la rivalité. Car, le moyen pour un compétiteur, pour un marchand d’atteindre le maximum de profit qu’il désire est d’affaiblir, d’assujettir ou d’appauvrir l’autre. Ce qui a toutes les chances de conduire la société humaine à une «dérive totalitaire »[31].
 
Toutefois, il est loisible de remarquer et de faire remarquer qu’à première vue Smith fait un éloge abusif de l’ « homo oeconomicus » avide d’intérêt individuel, car celui-ci est le moteur d’une activité économique efficace et efficiente. Il ne s’agit pas tout de même d’une promotion triviale de l’égoïsme. Pour preuve, l’on remarque avec soin que Smith, pour peu que l’on comprenne sa pensée, introduit et formalise dans son système la notion de la « sympathie » censée réconcilier les intérêts. D’une part, l’intérêt individuel (self-interest) et, l’intérêt collectif (common interest), de l’autre. C’est pourquoi, perspicace, il note que « quelque degré d’amour de soi qu’on peut supposer à l’homme, il y a évidemment dans sa nature qui produit la pitié ou la compassion et les diverses émotions que nous éprouvons pour les infortunes des autres, soit que nous les voyons de nos propres yeux, soit que nous nous les représentons avec force »[32].
 
Tout de même, ce n’est pas motu proprio ou par moralisme aveugle que sur le marché des individus sont amenés à concilier leur intérêt propre avec celui des autres. Ce schéma relationnel comporte une dimension éthique structurelle : l’harmonisation des intérêts divergents n’est envisageable que grâce à un ordre alchimique : la « main invisible » qui oriente la divergence entre les intérêts propres au sein d’un système concurrentiel dans un cadre éthique de façon à ce que cette apparente divergence réalise le bien-être général. De la sorte, les riches travaillent pour leur profit et paradoxalement pour celui des pauvres, comme Smith l’exprime dans ce passage lumineux de la Richesse des nations : « en préférant le succès de l’industrie nationale (…), il (l’individu) ne pense qu’à se donner une plus grande sûreté ;(…). Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler »[33]. Il est conduit en cela par une main invisible.
 
Sans qu’il en soit ainsi pour nous-même, le relent d’économisme ouvertement perceptible dans le libéralisme du penseur écossais peut incliner d’aucuns à ne voir dans le libéralisme initié par Smith qu’un processus aveugle, immoral. En témoignent ces diverses tares susévoquées et d’autres que le temps et l’occasion ne nous ont pas offert le loisir de relever dans les simples limites de cet article.  Au regard de ce sombre tableau, la mort reste-t-elle  donc l’unique hypothèse plausible pour une théorie mortifère, une théorie qui, après avoir évacué Dieu de l’espace social continue encore à fragmenter mortellement ce dernier ? Existe-t-il une voie de sortie possible en dehors de ce libéralisme pur et dur ? Voilà le point par lequel nous pourrons renouer les idées jetées ci et là et donner un horizon significatif à un parcours qui n’a été que trop long.
 
 
4. Du libéralisme à l’économisme : quel avenir pour l’humanité ?
 
Au nombre des griefs que nous avons assignés au libéralisme économique initié par Smith figurent en bonne place le sacre du matérialisme et le triomphe de l’individualisme. Tout compte fait, bien que fondé sur l’individualisme, le libéralisme apparait comme une voie ouverte à l’universel. Mais il doit, s’il veut rester au service de l’homme « fournir une pensée contre l’exclusion et la fracturation du corps social. » Ce qui nécessite, comme le fait remarquer Bernard Perret, « une révolution copernicienne : penser l’économie comme une science de l’échange et de la mise en rapport des personnes, plus que comme la science de la lutte contre la rareté »[34]. C’est l’unique chance à capitaliser pour l’érection d’un véritable libéralisme qui brise les frontières et unit les hommes en vue d’un bien-être global plus que ne le pensait A. Smith.
 
Personne ne s’en doute, le libéralisme économique issu de notre auteur marque, parmi plusieurs autres indicateurs historiques, la phase infantile du phénomène de la mondialisation. Celle-ci est, il faut le dire, l’autre nom du libéralisme économique, surtout si on l’entend comme rien d’autre qu’une contusion de l’espace dans lequel vivent, circulent et échangent des individus sous-tendus par une stratégie d’efficience compétitive. En sus, elle crée une structure où les individus se libèrent des contraintes géographiques, territoriales, politiques, et elle ouvre des rapports « qui tendent, à leur tour, à se ramifier à des niveaux de plus en plus internationaux, de plus en plus mondiaux, de plus en plus planétaires »[35].
 
Ceci nous ouvre sur une nouvelle plage tissée de cosmopolitisme. Un libéral, un citoyen du monde, doit aller partout où le porte son intérêt et l’invite son égoïsme sans la moindre entrave politique, géographique ou éthique. Ce qui ouvre la société tout entière à un exercice coopératif, caractéristique de la société libérale. La fin qu’il poursuit est éminemment éthique, car si Smith opte en faveur d’une économie de marché concurrentielle, c’est parce qu’elle est selon lui, organisée de manière à orienter l’intérêt privé de l’ « homo oeconomicus » en direction de l’optimisation des conditions de vie générales. Pour s’en persuader il n’est besoin que de se souvenir de l’importance primordiale qu’il accorde à la notion d’ordre au sein du libéralisme.
 
Néanmoins, il faut retenir que le système bloque un tant soit peu lorsqu’il fixe l’éthique dans la nature. Selon ce système smithien la relationnalité de l’intérêt privé et du général a ses racines dans la constitution naturelle de l’homme, et l’harmonisation de ces intérêts divergents est l’œuvre de la nature elle-même. Dans ce contexte, il est contre nature de vouloir créer un ordre du marché. La tâche des sociétés est de découvrir tout simplement cet ordre auto-institué. Pareille conception naturaliste nous semble porter un déficit éthique énorme. Car, fonder le devoir éthique sur la fatalité de l’être naturel revient à déboucher sur une malheureuse confusion qui fait passer « ce qui doit être » pour « ce qui est », et empêche de voir le mal qui ronge les personnes abandonnées à leur libre nature, et le mal qui mine une économie considérée comme un ordre sui generis.
 
C’est là que réside l’aporie du système marchand conçu par Smith, aporie au sens originel du terme en tant que chemin sans issue. L’aporie n’est pas à chercher dans le culte de l’individualité, car déjà pour y pallier l’Etat exerce une mission positive en matière d’ordre : contrer toute forme de concurrence proche du darwinisme social. L’aporie est plutôt à voir dans l’idéalisation excessive du marché, dans cette tendance qui incline à faire du marché et de ses lois la seule norme de régulation sociale. En corollaire, l’humanité s’accommode à la seule logique guerrière. On s’arrange et on se laisse modeler par l’inclination à s’élever, à atteindre un certain optimisme social qui parvient à extraire le bien du mal, c’est-à-dire le bonheur de la guerre et du conflit. Les exigences éthiques, pour autant qu’il y en ait, sont ainsi balayées en un tournemain sous prétexte que l’ordre économique est nécessairement commandé par la nature dans le monde des hommes, que le choix se réduit à être riche ou pauvre, du « Nord » ou du « Sud », marteau ou enclume. Suite à ce raisonnement, les déséquilibres provoqués par les lois du marché sont considérés comme des nécessités impératives et jugés « par-delà toute idée du bien ou du mal ». C’est pourquoi, il est urgent de réinvestir notablement le libéralisme économique et d’inscrire une nouvelle éthique en économie, une éthique qui répond à la fois aux exigences libérales et à la fonction même de l’économie : celle de catalyser les rapports sociaux dans leu double dimension de concurrence et d’assomption.
 
Mais pour cela, il convient de revisiter le libéralisme dans ses principes fondateurs. Le premier c’est notamment la liberté de chacun des sujets et le droit qui en découle, celui de considérer favorablement l’intérêt personnel. Méconnaitre ce droit qui est une valeur en soi, c’est mutiler l’homme dans ce qu’il a d’essentiel. Toutefois, ce droit ainsi que les autres qui lui sont corrélatifs (responsabilité personnelle, intérêt personnel,…) ne peuvent rendre justice à l’humain que dans la mesure où elles deviennent complémentaires à d’autres valeurs antithétiques, elles aussi complémentaires. En l’occurrence la responsabilité face à la société, la solidarité, le partage, l’intérêt général et universel. L’humanité doit user de ces valeurs-ci et de ces valeurs-là de façon nouvelle, en tenant bien entendu compte de leur corrélativité ainsi que de leur correlationnalité, en s’inscrivant en faux contre tout ce qui tend, dans la réalité sociale, à ne valoriser par exemple que la liberté individuelle au plus grand dam du service, l’intérêt personnel aux dépens de l’intérêt de tous, l’intérêt immédiat au plus grand des générations à venir, ou vice-versa.
 
Toutes ces valeurs communautaires gardent, comme leurs consœurs libérales traditionnelles, toute leur importance éthique fondamentale pour l’individu et pour la société, mais en tant que valeurs corrélatives et, partant, relatives. Elles doivent être maintenues toutes malgré l’antinomie qu’elles soulèvent dans un libéralisme qui reconnait l’humanité qu’elles contiennent. Car, l’homme est un être égoïste et social en même temps. Toute absolutisation d’une des valeurs du couple (liberté, responsabilité personnelle, intérêt particulier/ responsabilité face à la société, solidarité, intérêt général), tout extrémisme qui exclut la valeur opposée entrainerait le meurtre de l’homme. Prendre la liberté isolément, c’est prendre un aspect particulier de l’humain de même que concevoir isolément la solidarité. Le champ global où toutes ces valeurs trouvent leur unité fondamentale est l’humain. Par exemple, le principe de solidarité ne va pas en sens unique, sans faire intervenir la responsabilité personnelle. Ce principe voudrait que celui qui possède par son aptitude partage avec le dépourvu en vertu de leur cohumanité. Mais ce même principe n’interdit pas au défavorisé d’être conscient que la solidarité manifestée par l’autre est une invitation loquace à la responsabilité personnelle. L’irresponsabilité personnelle est un crime contre la société. De la sorte, une solidarité qui n’exige que de ceux qui possèdent sans inciter les dépourvus à de plus en plus de responsabilité n’est pas préférable à l’égoïsme.
 
Tout compte fait, accepter la corrélativité du couple des valeurs susévoqué est un exercice drastique qui requiert une prise en compte de quelques interrogations. Un libéralisme qui entend faire justice à l’humain réalisera-t-il une société impartiale et égalitaire ? Quelles sont ses réelles chances d’application dans un monde où la liberté entraine forcément les hommes au choix ?
 
La brèche reste entrouverte pour une réflexion beaucoup plus féconde. Nous la canalisons en disant tout de même que le monde de l’homme a besoin de vivre « un exercice concret de la liberté, afin de trouver par lui-même l’étroite arête sur laquelle on ne peut se tenir que sur un effort de volonté permanent »[36], comme le dit si bien Alfred Grosser.
 
Conclusion
Au terme de ce marathon intellectuel, il est peut-être utile de rappeler les points importants qui marquent la cohérence de ce parcours de l’esprit. Nous allons, tout de même, le faire sur une note laconique et non pas forcement exhaustive. Le danger était pour nous de déborder le champ d’exercice que nous nous sommes assigné. Ce qui était une nécessité discrète dans une analyse compréhensive ‘une idéologie protéiforme, porteuse d’une histoire aussi mouvementée et d’une énergie qui n’épargne aucun secteur de notre exister. Le lecteur, dans ces pages aussi laconiquement présentées sur la parente quasi-apparente entre le libéralisme smithien et l’économisme, évaluera la force voire la coexistence irrévocable de ces deux options.
Dans un premier moment, nous avons voulu définir les contours d’un concept aussi complexe que le libéralisme dans toutes ses ramifications coutumières (politique, économique, philosophique,…). Mais loin de sombrer dans un discours typologique, nous avons découvert dans ce labyrinthe de significations une unité des sens assez profonde. Le libéralisme est une philosophie de la raison et de liberté. Il veut libérer l’homme de la fatalité en brisant les rythmes et les artifices traditionnels qui enserrent les hommes dans des institutions incompatibles avec leur nature toujours déjà égotropique. Sur le plan économique auquel nous nous sommes davantage intéressé, il reste à noter que le libéralisme trouve ses premières ébauches plus ou moins systématiques chez les physiocrates, et sa conceptualisation ultime chez A. Smith. Car, en effet, aux mercantilistes férus des réglementations Smith oppose un système fluide dans lequel ne règnent que les intérêts et les besoins des individus. Aux physiocrates qui considèrent la nation comme un cadre reçu, Smith suggère une définition plus large : la nation est un espace de marché où interagissent et s’échangent les individus aux intérêts opposés, mais complémentaires.
 
 
 
 
 
 
 
                


[1] André VACHET réduit à trois catégories la multiplicité des définitions du libéralisme selon qu’on le considère comme une attitude générale de l’esprit, une philosophie ou encore comme tout simplement une sociologie. Si on le considère comme une attitude générale de l’esprit, le libéralisme est une attitude rationnelle, une vision du monde qui pose, en principe, un individu libre, conscient de sa capacité de s’exprimer et de se développer sans entraves.
C’est donc une tendance à faire prévaloir les phénomènes individuels, privés, séculiers et historiques, par opposition aux règles universelles, collectives et transcendantes.
En tant que philosophie, le libéralisme apparaît comme un système qui préconise avant tout comme principe et comme moyen d’épanouissement l’individu, la liberté surtout à l’endroit de la société et de l’Etat envers qui il est appelé à affirmer et à exercer son indépendance. Philosophiquement donc, le libéralisme s’entend comme une rationalisation de l’indépendance des individus tendant à se protéger des pouvoirs, surtout religieux et politique et à se répandre dans les activités économiques abandonnées à la spontanéité des intérêts de chacun des hommes à la quête de leurs commodités.
Comme sociologie, enfin, le libéralisme définit une société qui s’identifie (politiquement) par la démocratie parlementaire, (économiquement) par le capitalisme, (moralement) par l’individualisme, …cfr. VACHET, A., L’idéologie libérale. L’individu et sa propriété, O.Henri, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1988, pp. 18-22.
 
2 Lire à ce propos le large commentaire de BOUSQUET, G. H., Adam Smith. Textes choisis, Paris, Dalloz, 1950, pp. 30-34. Souligné par l’auteur.
[2] SMITH, A., Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Livres I et II, trad. Ph, Jaudel et J. M. Servet, Paris, Economica, 2000. Pour question de commodité, nous utiliserons le sigle RN pour Richesses des nations. (Nous soulignons).
[3] PEYREFITTE, A., La société de confiance, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 271.
[4] BERTHOUD, A., Essais de philosophie économique. Platon, Aristote, Hobbes, A. Smith, Marx, Paris, Presses     Universitaires du Septentrion, 2002, pp. 130-131.
[5] Pour plus de détails sur la pensée morale de Smith, lire avec intérêt Théorie des sentiments moraux, Paris, PUF, 1999.
[6]SMITH, A., R.N , p. 19.
[7] Ibidem, p. 18.
[8] BERTHOUD, A., op. cit., pp. 150-151.
[9] Ibidem, p.17.
[10] MAIRET, G., Richesse des Nations. Les grands thèmes, Paris, Gallimard, 1976, p. 47.
[11] Ibidem, p. 98.
[12] Ibidem, p. 98.
[13] Ibidem, p. 13.
[14] Ibidem, p. 14.
[15] STERN, B., Remarques introductives sur la problématique marché-nation dans l’organisation des sociétés      humaines, Paris, Monchrestien, 1995, p. 15.
[16] Ibidem, p. 16.
[17] IROEGBU, P., « La pensée de RAWLS face au défi communautarien », in Revue philosophique de Louvain, tome 89, n°81, février 1991, p. 125.
[18] NGOI-MUKENA, La critique du sens de l’Homme dans l’économisme occidental totalitaire au départ de la pensée de L. S. Senghor, Thèse de doctorat en Philosophie, Lausanne, 1998, p. 4. (Inédite).
[19] RICH, A., Ethique économique, Genève, Labor et Fides, 1994, p.228.
[20] SMITH, A., R.N, trad. Philippe Jaudel & J.M Servet, p. 15.
[21] LIPOVETSKY, G., L’ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1993, p. 121. 
[22] SMITH, A., cité par NGOI-MUKENA, Op. cit. pp.48-49.
[23] BAUDRILLARD, J., Pour une économie politique du signe, Paris, Seuil, 1972, pp. 64-65. La logique de la « chose-signe » traduit l’apologie de la marchandise, une marchandise qui n’a plus pour fonction de montrer ce que l’on a, mais de dire ce que l’on est. Ces « choses-signes » (habitat, meubles, tenues vestimentaires, etc.) déterminent celui qui les possède. Elles indiquent une position, un destin.
[24] SMITH, A., RN, Trad. Ph Jaudel et J.-M. Servet, p.3.
[25] Ibidem, pp. 34ss.
[26] ROSANVALLON, P., op. cit., p. 84.
[27] SMITH, A., R.N., Livre IV, p. 233.
[28] Ibidem, Livre V, Chap. I, p. 355. L’on peut dire à juste titre que Smith rejoint quelque peu Hobbes que cite Freund en ces termes : «  le souverain ne doit pas faillir à cet impératif… qui consiste en la protection contre les ennemis extérieurs » (FREUND, J., Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Sirey, 1965, p. 40.)
[29] A propos de l’éducation, notamment, E. Weil estime qu’elle devrait faire disparaître ce vestige des temps révolus. De la sorte, même la politique serait superflue parmi des hommes éduqués chez desquels une médecine sociale suffirait à reconnaître et à traiter les éléments asociaux et antisociaux et, le cas échéant,à les séparer des autres. Lire Logique de la philosophie, 2è éd., Paris, Vrin, 1974, p. 220.
[30] WEIL, E., op. cit., p. 219.
[31] SCHOOYANS, M., La dérive totalitaire du libéralisme, Paris, Editions Universitaires, 1991.
[32] SMITH, A., cité par RICH, A., op. cit, p. 476.
[33] SMITH, A., préface de G. MAIRET, p. 26. N’est-ce pas la même notion que Hegel qualifie de « ruse de la raison » lorsqu’il écrit que « chaque entité singulière croit bien à l’extérieur de ce moment (de la richesse) agir en vue de son intérêt égoïste (…) mais, considéré aussi seulement de l’extérieur, ce moment se montre tel que la jouissance de chacun donne à jouir à tous et que dans son travail, chacun travaille aussi bien pour tous que pour soi et tous pour lui ». Voir ROSANVALLON, P., op. cit., p. 164.
[34] PERRET, B., « L’économie politique contre l’économisme », in Esprit, n°146, janvier 1989, p.75.
[35] METENA M’Nteba, « La mondialisation : mythes et réalité », in Les enjeux de la mondialisation pour l’Afrique, Actes des Journées Philosophiques de Canisius, n°3, Kinshasa, Loyola, 1998, p. 12. Une telle idée n’est pas du tout absente de la Richesse de nations, à n’en croire que cette tirade : « un marchand n’est nécessairement citoyen d’aucun pays particulier ». SMITH, A., Op. cit, Livre III, Chap. IV, p.213.
[36] GROSSER, A., Le sel de la terre. Pour l’engagement moral, Paris, Seuil, 1981, p. 26.