La philosophie africaine contemporaine a poussé sur la terre lushoise (Elisabethville jadis) et a trouvé dans le Département de philosophie de l’Université de Lubumbashi (UNAZA jadis) un lieu propice pour sa croissance en ayant pour « jardiniers » certains  intellectuels noirs dont V.Y. Mudimbe.

Pour ma contribution, dans un premier moment, je parlerai des questions soulevées par la communication de V.Y. Mudimbe lors du débat. En outre, je présenterai les tâches confiée à la philosophie africaine dans un compte rendu que V.Y. Mudimbe a publié dans la Revue Zaîre-Congo en 1976. A la fin , dans un second moment, je ferai voir comment la philosophie africaine est en marche en suivant son bonhomme de chemin, et ce grâce aux balises mises par les philosophes africains de la génération de V.Y. Mudimbe parlant à partir de l’Université de Lubumbashi.

V.Y. MUDIMBE FACE A LA PHILOSOPHIE AFRICAINE

Professeur Ordinaire Abbé Louis MPALA Mbabula

Université de Lubumbashi

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INTRODUCTION

La philosophie africaine contemporaine a poussé sur la terre lushoise (Elisabethville jadis) et a trouvé dans le Département de philosophie de l’Université de Lubumbashi (UNAZA jadis) un lieu propice pour sa croissance en ayant pour « jardiniers » certains  intellectuels noirs dont V.Y. Mudimbe.

Pour ma contribution, dans un premier moment, je parlerai des questions soulevées par la communication de V.Y. Mudimbe lors du débat. En outre, je présenterai les tâches confiée à la philosophie africaine dans un compte rendu que V.Y. Mudimbe a publié dans la Revue Zaîre-Congo en 1976. A la fin , dans un second moment, je ferai voir comment la philosophie africaine est en marche en suivant son bonhomme de chemin, et ce grâce aux balises mises par les philosophes africains de la génération de V.Y. Mudimbe parlant à partir de l’Université de Lubumbashi.

1.      Questions soulevées

Dans sa communication Philosophie, idéologie [et]linguistique[1], V.Y. Mudimbe parle «  plus exactement [du] projet philosophique »[2]. Si sa communication, en elle-même, ne dit pas en quoi consiste ce projet, c’est le débat qui en résulte qui semble l’expliciter.

Répondant à une question d(un étudiant qui voulait savoir si V.Y. Mudimbe avait l’intention de les inviter à s’appuyer sur la linguistique africaine pour élaborer une philosophie africaine, V.Y. Mudimbe a répondu que son propos insistait sur un fait général et évident, « le fait des limites du langage »[3] et dans ce cadre il posait « un certain nombre de questions aux philosophes que [ nous sommes],  se demandant si, certains d’entre [nous], n’auraient pas des lumières à proposer tout au moins des voies à proposer »[4].

Par ailleurs, le professeur Mungala lui a posé une question portant sur l’identité du philosophe : « Qu’est-ce qui fait que Descartes fut un ¨Philosophe français ? On n’a pas retenu le critère de la langue ; on s’est arrêté au  critère de la localisation spatiale. En fait, à [l’avis de Mungala], ce n’est pas la localisation spatiale qui peut constituer un critère suffisant pour dire que celui-ci est philosophe de telle nationalité. Il faut donc aller au-delà de ce critère et alors on retrouve un discours régional, c’est-à-dire qu’en fait, le regard que nous jetons sur le monde, sur la réalité extérieure, n’est pas exempt d’idéologie. Nous percevons le monde à partir de l’expérience socio-existentielle qui nous est propre et par conséquent, si cela est vrai (-), le regard scientifique n’est pas innocent, la science n’est pas innocente. Elle est nécessairement marquée par l’expérience qui est nôtre. A partir de ce moment, par conséquent, il n’existe pas de vérité qui serait universelle, elle est nécessairement régionale, c’est-à-dire idéologique »[5]. Ce fut le Professeur Habimana à qui V. Y. Mudimbe a demandé de répondre. Pour Habimana, qui jadis faisait de l’identité et de l’activité comme critères de l’africanité de la philosophie et « non la langue ni le sujet traité »[6], y ajouta la nationalité. Mais je dois signaler que dans sa communication, Habimana a fait remarquer « de même qu’un allem            and faisant de la philosophie en lingala ne vous donne pas une philosophie africaine, de même un étranger essayant d’élucider le phénomène religieux en Afrique ne nous donnera pas une philosophie africaine mais bien une philosophie portant sur un phénomène africain »[7].

Par ailleurs, V. Y. Mudimbe a soulevé le problème de la limitation du langage : « Nous parlons à partir de ce que nous sommes. Et, ce que nous sommes est marqué d’une certaine manière, même si la détermination n’est pas absolue, mécaniste. Mais nous sommes marqués par une histoire, par une géographie, par une société et nous ne pouvons pas ne pas être ce que nous sommes, ne pas dépendre de ce qui nous porte et de ce qui nous a marqués. Lorsque nous prenons la parole ; nous parlons toujours à partir d’un lieu qui est le nôtre, qui est un lieu donné de surgissement et de jaillissement de parole. Mais, notre parole comme projet philosophique ne peut être qu’un projet universel malgré cette limitation de départ. La parole qui est ainsi produite ; l’exercice même de cette parole, malgré son projet universel est toujours une parole qui a d’une certaine manière une couleur, et cette couleur est parfois celle qui est déterminée (-) mais cette couleur est parfois aussi et souvent, la couleur de notre milieu »[8].

2.      Taches de la philosophie africaine

Par son article Des philosophes africains en mal de développement[9].V. Y. Mudimbe fait un compte rendu du Séminaire précité.

De par la présentation du Séminaire et des séminaristes, du discours d’ouverture et du mot de circonstance ; la philosophie se voit attribuer plusieurs tâches dont servir « non seulement à préparer à la jouissance profonde des valeurs du passé, mais aussi et surtout à améliorer l’ambiance sociale dans laquelle nous vivons, à identifier notre culture et notre système de vie, afin que nous reconnaissions nos valeurs authentiques, que nous apprenions à les voir »[10]. Proposer « éventuellement à la nation zaïroise un certain type d’homme »[11]. « Concevoir et (…) proposer à la société l’idéal de vie »[12].Bref, on assigne à la philosophie, affirme V. Y. Mudimbe, « le caractère impératif d’une recherche concrète, d’une reponse pratiques à des questions précises »[13].

Pour ce faire, V. Y. Mudimbe a présenté des propositions pour un parcours. Pour Kinyongo « la philosophie africaine se théorise à travers sa propre pratique (…). Les éléments de la discursivité sont déjà là en notre milieu culturel, prêts à être utilisés, à permettre un discours philosophique responsable »[14]. Musey invite la philosophie africaine à s’émanciper de la philosophie occidentale s’affirmer et s’autoaffirmer par la langue de la philosophie occidentale. Misenga pense que la philosophie vise la possession de la sagesse et que « tout homme, pour peu qu’il se veuille digne de ce nom, ne peut dédaigner sous peine de vivre en sous homme »[15] Habimana donne à la philosophie africaine de « relever des différents rapports qui tissent les réalités – principalement les réalités africaines- et d’en rendre compte en faisant un usage judicieux de la méthode structurale et des critères explicatifs appropriés »[16]. Mujynya estime que le philosophe doit proposer une forme d’éducation pouvant redresser la situation malheureuse sociétale. Elungu estime qu’il faut instaurer un vrai esprit philosophique préludant la mise « sur pied d’une société rationnelle, à constitution morale ; sûre de ses moyens scientifiques et techniques, satisfaite de ses biens produits et de leur mode de répartition, jalouse et garante de sa liberté, de son indépendance »[17]. Bref, l’on a besoin d’une société ayant réalisé une révolution spirituelle. Mutuza opine que la philosophie doit faire surgir une conscience morale aiguë de nos responsabilités envers la Nation et envers nos citoyens, quels qu’ils soient, à quel groupe qu’ils appartiennent »[18].

De toutes les interventions, certaines questions ont retenu l’attention : « Pourquoi la question de l’existence de la philosophie africaine ? Pourquoi des philosophes africains ? Comment concevoir le dialogue philosophique ? Comment entreprendre la reconquête du moi africain et comment entendre la question de l’autonomie de la pensée africaine »[19].

3.      V.Y. Mudimbe face à la philosophie africaine ou la philosophie africaine en marche

Son rapport à la philosophie africaine, à mon humble avis, est d’avoir indiqué aux philosophes africains à philosopher authentiquement à partir de leur milieu.

De ce fait, il sied de faire un bilan à partir des tâches assignées à la philosophie africaines. Puisqu’il en est ainsi, il faut reconnaitre que les philosophes africains ont déjà répondu à la question de savoir qui est philosophe africain. On qualifie un philosophe africain en partant de son identité (nationalité et origine) et de son activité. De ce fait, un étranger, par exemple un allemand ou mieux Placide Tempels, Smet, n’est pas philosophe africain mais il travaille dans le cadre de la philosophie africaine.

De quoi parle le philosophe africain ? Comme la philosophie a pour objet la totalité du réel, le philosophe africain a pour objet de recherche la totalité du réel visible et invisible. Bref, tout ce qui est humain ne lui est étranger comme le disait Terence. Ainsi, nous avons des philosophes africains spécialistes en Karl Popper, Karl Marx, en anthropologie philosophique africaine, en art africain et étranger, en mondialisation, en science, etc.

D’où parle le philosophe africain ? Fils de son temps, comme le dirait Hegel, le philosophe africain parle de son milieu natal, de son école philosophique, de la diaspora. Autrement dit, il parle d’un point de l’univers où il se trouve. Ainsi, Mudimbe parle des USA, Hubert Mono Ndjana du Cameroun, Olivier Nkulu Kabamab de la Belgique, Emmanuel Banywesize de la RDC,  Théophile Obenga du Congo Brazza, Niamkey Koffi de la Côte d’Ivoire, etc.

Comment en parle-t-il ? Pour philosopher, et selon son objet d’étude, le philosophe africain utilise plusieurs méthodes et techniques de recherche. Celui-ci recourt à l’herméneutique, à la dialectique, à la méthode structurale ; celui-là à la phénoménologie, à la généalogie, etc. Bref, tous, en un mot, recourent à la méthode réflexive dans ses diversités méthodologiques.

Pourquoi en parle-t-il ? La philosophie se voulant être une interrogation sur ce qui est visible et invisible ayant trait à l’être humain, il va de soi que le philosophe africain cherche à savoir pourquoi telle chose est ainsi plutôt qu’autrement. Ceci étant, le philosophe africain, de par ses réflexions, contribuera au progrès de la connaissance, proposera son modèle de société, s’opposera à la pratique socio-politico-économico-culturo-religieuse de son milieu ou d’un autre milieu, étranger soit-il, s’insérera dans un débat ayant trait à la mondialisation, à la postmodernité, au terrorisme, etc. Comme on peut le deviner, le philosophe africain se donne plusieurs tâches tout en sachant qu’il n’a pas le dernier mot.

Avec quel Moyen en parle-t-il ? Puisqu’il ouvre sa bouche non pas pour faire des oracles mais proposer son point de vue, point de vue limité par son âge philosophique, culturel, politique, économique, religieux, etc, le philosophe africain utilise plusieurs moyens mis à sa disposition, parmi lesquels je citerai l’internet, le théâtre, les chansons, l’art, le roman, les essais, les articles, les bandes dessinées. Bref, tout ce qui peut lui servir de moyen pour communiquer sa pensée et malheur à lui s’il manque sa cible pour avoir utilisé un langage ésotérique.

A qui s’adresse-t-il ? Puisqu’il est un alter ego, le philosophe africain s’adresse et à lui-même et à toute personne qui sait lire et écouter, et à toute personne qui sait voir et comprendre. En un mot, toute personne de tout temps et de tout lieu est sa cible.

Comme on peut le constater, la philosophie africaine se décline au pluriel et non au singulier. Et ses objets de recherche sont multiples. Ceci dit, les différents écrits des philosophes africains, pour autant qu'on s’intéresse à son histoire et à la production philosophique africaine, montrent à suffisance que la philosophie africaine est en marche et elle est toujours au rendez-vous scientifique dans des colloques nationaux et internationaux, dans des discussions politiques nationales et internationales, etc.

CONCLUSION

V.Y. Mudimbe et tant d’autres philosophes de sa génération ayant œuvré au sein de l’Université de Lubumbashi ont permis à la philosophie africaine contemporaine de se définir, de préciser ses objets de recherche, de se doter des méthodes de recherche scientifique, de diversifier ses tâches, d’affûter et de multiplier ses moyens de communication et de se mettre au service de l’humanité à travers ses points de vue divers et argumentés.

 

Professeur Ordinaire Louis MPALA Mbabula / UNILU

24 mai 2019



[1] Cf. V.Y. MUDIMBE, « Philosophie, idéologie , linguistique », dans La place de la philosophie dans le développement humain et culturel du Zaîre et de l’Afrique . Rapport complet du Séminaire national des Philosophes zaîrois, du 1er au 4 juin 1976, Université Nationale du Zaîre (UNAZA), Campus de Lubumbashi, p.148-163.

[2] Ibidem, p.153.

[3] Ibidem, p.154.

[4] Ibidem,  p.154.

[5] Ibidem, p. 160. Je souligne

[6] HABIMANA Makambo, « Philosophie africaine et structuralisme », dans Loco citato, p. 79 (75-100)

[7] Ibidem, p. 79.

[8] V. Y. MUDIMBE, Art. cit., p. 162. Je souligne

[9] IDEM, « Des philosophes africains en mal de développement », dans Zaïre-Afrique n°108, Octobre 1976, p. 453-458.

[10] Ibidem, p. 453. Je souligne.

[11] Ibidem, p. 454. Je souligne.

[12] Ibidem, p. 454. Je souligne.

[13] Ibidem, p. 454. Je souligne.

[14] KINYONGO, cité par Ibidem, p. 455.

[15] MISENGA, cité par V.Y. MUDIMBE, « Des philosophes africains en mal de développement », p. 455.

[16] HABIMANA, cité par V.Y. MUDIMBE, « Des philosophes africains en mal de développement », p. 456.

[17] ELUNGU, cité par V.Y. MUDIMBE, « Des philosophes africains en mal de développement », p. 457.

[18] MURUZA, cité par V.Y. MUDIMBE, « Des philosophes africains en mal de développement », p. 457.

[19] V.Y. MUDIMBE, « Des philosophes africains en mal de développement », p. 45